Titre
Henry de Castries,1850-1927Sous titre
Du Faubourg Saint-Germain au Maroc, un aristocrate islamophile en RépubliqueAuteur
Daniel RivetType
livreEditeur
Paris : Karthala : IISMM, 2021Collection
Terres et gens d’islamNombre de pages
239 p.Prix
23 €Date de publication
25 janvier 2023Henry de Castries,1850-1927 : du Faubourg Saint-Germain au Maroc, un aristocrate islamophile en République.
Le sous-titre de l’ouvrage que nous offre l’auteur suffit à dire en peu de mots la richesse et la complexité du personnage auquel il s’est intéressé, après d’autres travaux sur des figures du Maghreb colonial dont il est un spécialiste reconnu1. Il y a peu, il nous avait déjà fait découvrir un autre personnage hors norme, le général Édouard Méric (1901-1973), un acteur incompris de la décolonisation (Saint-Denis, Bouchène, 2016)2. L’auteur3 nous ramène cette fois à une période antérieure, où l’on croise Lyautey, de Foucauld, Massignon, personnages dont le rapport à l’islam et au monde arabe est tout sauf simple et banal.
Né à Paris en 1850, Henry de Castries est un aristocrate, ce qui est à la fois un privilège et un fardeau : il faut tenir son rang, se préoccuper de la fortune familiale, entretenir ses propriétés, se marier selon des codes bien réglés. Castries n’y échappe pas mais va néanmoins chercher dans l’armée une occasion de fréquenter de plus larges horizons. Cela le conduit d’abord dans le Sud algérien, où il acquiert une maîtrise remarquable de la langue arabe et tombe sous le charme de la vie au grand air et des nuits sous la tente avec ses spahis. Tout l’intéresse : la faune, la flore, les mots du dialecte local, les mœurs des tribus. Sa liberté de caractère et quelques incartades lui barrent l’accès à une carrière d’officier supérieur, mais il reste marqué à vie et reviendra à ce premier amour même après son départ de l’armée en 1887.
Castries tente alors une carrière de notable local. Marié avec une fille du général Lamoricière, figure emblématique de la conquête de l’Algérie, Castries se fait élire conseiller général en Anjou où il possède une propriété familiale. Il se donne sans compter pour améliorer le sort des plus défavorisés, prend fait et cause pour le “bloc catholique” que menace la République, mais ne parviendra pas à se faire une place dans la vie politique nationale. Est-ce à nouveau l’échec ? Selon l’auteur, “Henry de Castries était enfermé dans un personnage et la fonction sociale que celui-ci lui imposait. Il se devait de remplir le rôle d’un chef. Mais il resta un homme doué d’une rare sensibilité au malheur des destinées les plus vulnérables…”. Surtout, l’appel du désert et la rencontre de l’islam font leur chemin en lui : il est bouleversé au plus profond de lui-même par la vie de prière de ses goumiers. À défaut de se convertir à l’islam comme le firent le peintre orientaliste Étienne Dinet ou l’aventurière Isabelle Eberhard, Castries se laisse imprégner par la culture musulmane et entre “en affinités avec les héritiers des descendants d’Abraham”, grâce à la fréquentation assidue de lettrés musulmans comme Mohammed ben Rahal de Nedroma dans l’Ouest algérien. Il devient “un croyant abrahamique”, que la question de Dieu travaille, même si peu en transparaît dans l’espace public.
Commence alors pour lui la véritable aventure de sa vie : une plongée décisive dans l’orientalisme et l’apprentissage méthodique et rigoureux des subtils arcanes de la culture arabo-musulmane. Un parcours proche d’un Louis Massignon, où l’érudition va de pair avec l’empathie. Il entreprend de collecter le lexique local du Sud-Oranais, s’intéresse aux confréries et traduit les poèmes bédouins traditionnels. Il suit de près les travaux scientifiques des orientalistes, en particulier Jules Mohl et Reinhardt Dozy, s’imprègne d’Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) et traduit les Prairies d’Or d’al-Masʿūdī (d. 345/956). Cette approche très sérieuse va de pair avec le souci de déconstruire les stéréotypes en cours, comme le montre l’ouvrage qu’il publie en 1896 L’Islam. Impressions et études (Paris, A. Colin). Ne lui manquèrent alors que les travaux des orientalistes allemands Nöldeke, Wellhausen et Goldziher, inconnus en France avant la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam. Aux yeux de Castries, l’islam est vraiment une civilisation à part entière ; chez lui, le chrétien “porte un regard empathique sur les ‘premiers hommes adorateurs du Dieu unique'”. Il se place ainsi dans le sillage d’un Nicolas de Cues (m. 1464) ou un Raymond Lulle (m. 1315). On n’est pas surpris qu’un tel point de vue ait rencontré beaucoup de réserve dans la haute société et chez les officiers, hormis, bien sûr, Charles de Foucauld qui communie à la même fascination pour le sens de Dieu des musulmans. Bref, ce fut “un travail à contre-courant des pesanteurs intellectuelles de son temps”.
Ce genre d’études ne nourrissant pas son homme, Castries va tenter à son tour l’aventure coloniale. Homme de son temps, il est convaincu qu’une colonisation bien menée est bienfaisante. Il s’y essaie donc, d’abord à petite échelle en Nouvelle-Calédonie, puis avec plus d’ambition au Congo où l’épopée de Brazza a fait naître de grandes espérances. Après la signature du traité du Protectorat au Maroc en 1912, il tente aussi d’investir dans les programmes d’irrigation. Ses liens personnels avec Lyautey ne suffirent pas et aucun de ces trois projets n’aboutira, car “il n’est pas prêt à pratiquer le coup de bluff capitaliste”, estime l’auteur qui ajoute : “Le devoir de vérité l’emporte chez lui sur l’esprit de lucre.” Troisième échec, en somme, après la carrière militaire et celle de notable de province.
Heureux échec, est-on tenté de dire, car Castries va alors revenir à ce qu’il fait le mieux, l’étude méticuleuse des sociétés arabo-musulmanes. Lyautey lui ayant ouvert les portes au Maroc, Castries se lance à fond, et sur le tard – il a passé la soixantaine – dans ce qui sera son grand œuvre : les Sources inédites de l’histoire du Maroc (Paris, P. Geuthner et al., 1905-), une collection de travaux dont quinze volumes sortiront de son vivant et pour lesquels il recrute, à ses frais, des collaborateurs qui ont comme lui le goût de la recherche et la passion pour les sociétés qu’il étudie. Qu’importe si “l’establishment universitaire regarde de haut l’investissement du comte dans cette aventure scientifique” – hormis William Marçais et Alfred Bel, tous deux fins connaisseurs du Maghreb, Castries réussit à associer à son entreprise le meilleur des lettrés musulmans du Maghreb : l’ami Ben Rahal, bien sûr, mais aussi Mohamed Bencheneb, Abdallah el-Fassi et Abdelkader Kebaïli et bien d’autres, tous séduits chez Henry de Castries par “l’absence de morgue coloniale”. Au bout du compte, “les Sources inédites de l’histoire du Maroc sont devenues un instrument de travail irremplaçable pour qui s’attelle à l’étude de l’Empire chérifien du milieu du xvie siècle à la fin du xviie siècle”, fruit d’un “corps à corps qui est aussi un cœur à cœur avec la langue arabe”. La série fourmille d’une érudition qui “suscite l’admiration du lecteur contemporain”. Certes Castries reste marqué par les préjugés de son temps sur la supériorité native de l’homme occidental, mais “il n’a jamais celé la violence qui régit les rapports des États européens avec la société marocaine”. Castries a-t-il réussi sa vie, se demande l’auteur, conscient des diverses entreprises dans lesquelles son héros a échoué ? “Si réussir sa vie, c’est d’avoir été là où on ne l’attendait pas, alors l’existence de Castries prend un autre relief”, quelque chose de l’ordre de la dignité des choix dans une vie d’homme.
On saura gré à Daniel Rivet d’avoir sorti de l’ombre ce personnage méconnu et attachant, pour qui, du moins, partage les valeurs qui furent les siennes. On aurait aimé en savoir un peu plus sur ses relations avec Foucauld, quitte à en savoir un peu moins sur les montants exacts de ses fermages, mais on ne peut pas reprocher à l’historien d’avoir exploité au maximum des archives peu accessibles. La belle écriture de ce livre ajoute au plaisir de la découverte d’un être de qualité, qui tord le cou à bien des clichés et montre l’intérêt des chemins de traverse.
Jean-Jacques Pérennès4
Directeur de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem
1 Voir Rivet, D., Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc, 1912-1925, 3 vol., Paris, L’Harmattan, 1988 (réimpr. en 1996 et 2002).
2 Le général Édouard Méric (1901-1973) : un acteur incompris de la décolonisation (Note de la rédaction.CDM)
3 Daniel Rivet, professeur émérite des Universités, est spécialiste de l’histoire du Maghreb colonial et contemporain, et du Moyen-Orient contemporain. Il est l’auteur également de : Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, 1830-1962 (Hachette, 2002), Histoire du Maroc (Fayard, 2012), Islam et politique au XXe siècle (La Découverte, 2022).Voir aussi ses autres contributions et recensions de livres sur le site de CDM (Note de la rédaction.CDM)
4 Note de la rédaction.CDM : Cette recension, rédigée par Jean-Jacques Pérennès, o.p., pour le Midéo (la revue scientifique de l’Institut dominicain d’études orientales, Idéo) est parue dans le N°37 (année 2022) de cette revue. Nous remercions le directeur du Midéo et l’auteur de la recension pour leur autorisation de sa publication sur le site de Chrétiens de la Méditerranée. Voir aussi les autres contributions et recensions de livres de J.-J.Pérennès sur le site de CDM.