Une lettre de Jean-Jacques Pérennès o.p., directeur de l’Ecole Biblique à Jérusalem.

Cette lettre éclaire à nouveau notre connaissance de la situation en Israël et en Palestine. Elle reproduit de larges extraits d’une lettre de l’auteur à ses amis. Communiquée par Patrick Gérault, administrateur de CDM, elle est publiée avec l’accord de l’auteur, qui entend répercuter ces informations aussi largement que possible.

 

Entrée du couvent St Étienne et de l’École Biblique et Archéologique Française à Jérusalem

Jean Jacques Pérennès, 31 décembre 2021

  1. À Jérusalem et en Palestine, une paix qui s’éloigne

Chers amis, je terminais la lettre de l’an dernier en disant mon scepticisme sur les “Accords d’Abraham” bricolés par l’administration Trump pour retisser des liens entre Israël et ses voisins arabes, sans impliquer nullement les Palestiniens. Au risque de vous lasser, je dois commencer par un mot sur le contexte dans lequel je vis et qui ne s’est arrangé en rien. Israël est, en effet, parvenu à renouer des relations économiques et parfois politiques avec plusieurs pays arabes, en particulier les Émirats arabes unis et le Maroc. Dans le premier cas, l’objectif est d’attirer en Israël des investissements massifs nécessaires à un pays qui dépense énormément dans la recherche, les startups, les infrastructures ; dans le cas marocain, il s’agit davantage de faciliter les contacts humains pour l’importante communauté juive sépharade d’origine marocaine. Ceci n’a en rien contribué à la paix, Israël ayant poursuivi cette année sa politique de purification ethnique en essayant d’exproprier le maximum de Palestiniens de la Vieille ville de Jérusalem et de certains quartiers de Jérusalem-Est.

Nous avons été aux premières loges des affrontements qui ont eu lieu autour de ces projets d’expropriation puisque le quartier de Sheikh Jarrah dont la presse internationale a beaucoup parlé est à un bout de notre rue de Naplouse, et la Porte de Damas, lieu d’affrontement de la jeunesse palestinienne avec les soldats israéliens, est à l’autre bout de la rue, environ 100 mètres de chaque côté. Ces expropriations sont un dossier complexe : au moment de la Partition de la Palestine en 1948, les Palestiniens vivant à l’ouest de la ville ont perdu leur logement et se sont réfugiés à l’est ou ont quitté le pays. Les citoyens juifs de l’est de la ville sont eux passés de l’autre côté de la ligne de démarcation. Ce sont ceux-là qui demandent et se voient reconnaître aujourd’hui le droit de récupérer leur propriété. La difficulté est que ça ne marche pas dans l’autre sens et que des trusts israéliens basés aux USA s’en sont mêlés. D’où les procès et les affrontements inévitables après des décisions de justice jugées inacceptables. Le gouvernement prétend qu’il s’agit de questions privées et dit ne pas vouloir s’en mêler. En réalité, laisser pourrir la situation sert une politique de fond, pratiquée aussi à plus grande échelle dans le quartier arabe de Silwan, proche de la Cité de David : vider progressivement Jérusalem de sa population palestinienne et judaïser la ville. On trouvera un dossier très documenté et nuancé sur le sujet dans The Times of Israël du 3 octobre 2021.

Nous avons donc été les témoins tous les soirs de mai et parfois de juin d’affrontements violents sous nos fenêtres : grenades assourdissantes, jets d’eau pestilentielle pour disperser les manifestants, charges de la police montée à cheval. Aucun danger pour nous, mais ce furent des semaines nerveusement usantes. Heureusement, l’absence d’étudiants l’an dernier faisait qu’au moins nous n’avions pas à gérer le stress de jeunes que cette violence traumatise. Mais nous aussi, cela nous use à la longue. Vivre ici est une épreuve morale de chaque jour.

  1. Enfin des étudiants

De retour à Jérusalem début septembre, j’ai pu finir la préparation d’une rentrée académique à nouveau normale. Grâce aux efforts et à la compétence de la secrétaire de l’École biblique, nous avons pu obtenir cette année des visas pour tous nos étudiants et voir arriver pour le 1er octobre une superbe promo, internationale, jeune, enthousiaste. Nous hébergeons environs 25 étudiants ou jeunes chercheurs : une dizaine de jeunes prêtres en études bibliques, quelques étudiants laïcs en histoire ou archéologie, quelques volontaires pour la bibliothèque ou la communication. Les femmes représentent près de la moitié des effectifs. Quelle joie de revoir des étudiants après une année d’enseignement par zoom (oh le vilain mot de “distanciel” !). La promo de cette année est particulièrement unie, solidaire. Les étudiants prennent beaucoup d’initiatives, en particulier pour visiter le pays durant les fins de semaine et au-delà des visites archéologiques organisées par l’École. Bien entendu, le rapport Sauvé a suscité pas mal de discussions avec les jeunes prêtres, mais je suis très frappé de leur maturité : ils savent qu’ils se sont engagés dans un chemin où ils seront peu nombreux, souvent très occupés, pas forcément bien perçus par l’opinion publique. Mais chacun sent qu’il a été appelé, cultive cet appel avec confiance, l’entretien dans la prière et la charité fraternelle. Je suis plein d’espérance quand je vois ces jeunes prêtres qui se préparent à leur futur ministère. S’y ajoute pour eux, bien sûr, la joie de passer une année en Terre sainte, de pouvoir célébrer à Bethléem durant la nuit de la Nativité, de parcourir les rivages du lac de Tibériade. J’ai beaucoup de joie à les servir de mon mieux et à leur permettre de profiter au maximum de ces mois passés parmi nous. En revanche, nous n‘avons pas pu encore accueillir des chercheurs internationaux, professeurs venant profiter de notre bibliothèque exceptionnelle. Une des conséquences pour nous est un déficit maintenant structurel depuis deux ans. Le “quoiqu’il en coûte” d’Emmanuel Macron ne signifie rien ici. Mais il faut être juste : le président de la République a fait le nécessaire, suite à sa visite de l’an dernier, pour que soit augmentée la subvention accordée par le Quai d’Orsay à notre bibliothèque.

  1. La biographie de Roland de Vaux

L’absence physique d’étudiants l’an dernier m’a permis de me remettre à la rédaction de la biographie d’un de mes prédécesseurs comme directeur de l’École biblique, le P. Roland de Vaux. Il a été, avec le P. Lagrange, fondateur de l’École, une des figures les plus marquantes de l’École au siècle dernier, à la fois comme directeur et comme savant. Né en 1903, il arrive à Jérusalem en 1933, se spécialise rapidement en Ancien Testament et dans l’histoire de l’Ancien Israël. Il est le premier à engager l’École dans des fouilles archéologiques, la génération précédente ayant surtout fait des explorations de surface quand l’Empire ottoman permettait de circuler plus librement. À partir de 1946, de Vaux fouille près de Naplouse un site très important pour l’histoire biblique ; en 1949, il est chargé par les Britanniques de conduire la fouille très complexe de Qumrân où furent trouvés les manuscrits de la mer Morte. D’abord directeur de la Revue biblique, il est directeur de l’École de 1945 à 1965 et, malgré ses nombreuses occupations, laisse une œuvre exceptionnelle : quelques grands ouvrages qui font autorité jusqu’à aujourd’hui, Les Institutions de l’Ancien Testament et Histoire ancienne d’Israël. Il passe l’année 1964-65 comme professeur invité à Harvard, est élu à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, mais sa mort prématurée en 1971 ne lui permit de publier qu’un volume sur trois de la monumentale synthèse projetée, où se déploie l’immense culture d’un homme qui a suivi toutes les découvertes archéologiques de son époque. Il a suivi, en particulier, les fouilles de Ras Shamra, qui mirent au jour l’antique cité d’Ougarit, dans la plaine de Lattaquié sur le rivage syrien, alors capitale d’un ancien royaume qui joignait la Méditerranée au bassin mésopotamien. De Vaux a fréquenté tous les grands archéologues de son époque, analysé avec minutie leurs publications ainsi que celles ayant trait à l’histoire d’Israël. Bref, un géant.

Inutile de dire que j’apprends beaucoup en écrivant sa biographie. C’est d’ailleurs un des intérêts que j’éprouve dans cet exercice – j’en suis à ma cinquième biographie, après celles de Claverie, Anawati, Beaurecueil et Jaussen – : à travers un personnage, on entre dans une époque et des sujets nouveaux. Alors que j’achève la rédaction, je mesure que celle-ci aura été pour moi la plus laborieuse, non seulement parce que mon temps “libre” est trop haché, mais parce qu’il y a une quantité énorme d’archives et de correspondances à dépouiller (à Rome, Jérusalem, Paris, au Quai d’Orsay, dans sa famille) et des sujets nouveaux à découvrir. Je dois avouer que je me suis régalé. J’espère que le lecteur ne tombera pas d’ennui, car le résultat est assez copieux. On verra. Je n’attends pas le Goncourt, donc ce n’est pas grave. Cela m’aura au moins aidé à prendre la mesure de l’histoire si riche de l’École que je dirige et à comprendre un peu mieux, ignare que je suis, les disciplines de plusieurs de nos professeurs et des savants qui nous visitent : archéologie, épigraphie, critique textuelle, langues sémitiques, etc.

  1. L’hôpital saint-Joseph de Jérusalem

Aussi curieux que cela pourra paraître, une des belles expériences de cette année a été un passage à l’hôpital : rien de grave, tout juste une petite opération fréquente pour un homme de mon âge et qui s’est bien passée. Mais cela m’a valu une immersion d‘une semaine dans cet hôpital à taille humaine de Jérusalem-est, tenu par des religieuses de Saint-Joseph et un personnel complètement palestinien. Moi qui souffre du relatif isolement social de notre École par rapport au quartier et à ses défis, j’ai été plongé à cette occasion dans un monde complètement palestinien. Infirmiers et infirmières, que mon arabe égyptien a beaucoup amusés, se sont montrés non seulement compétents mais d’une humanité exceptionnelle. On est loin ici des cadences qui semblent être le lot des personnels de santé en Occident. La plupart des soignants viennent des Territoires occupés (souvent Bethléem ou Beit Jala) : travailler dans le domaine médical leur permet d’obtenir le fameux laisser-passer qui seul permet de sortir des Territoires et de venir à Jérusalem. Chose impossible habituellement pour tout Palestinien de moins de 45 ans. J’ai mieux compris que mon relatif mal être dans ce pays tient aussi au fait d’être privé des relations humaines qui faisaient ma joie au Caire comme à Alger. Mais être à l’École biblique est aussi un privilège, à plein d’égards, je dois le reconnaître.

  1. Perspectives d’avenir

J’ai aussi mis à profit la relative jachère de l’année écoulée pour engager avec le conseil académique de l’École une réflexion sur l’avenir et tenter d’esquisser le plan stratégique que nous demandent, à juste titre, nos autorités romaines dominicaines. L’exercice est intéressant : il a pris plusieurs mois, exigé de la patience, de l’imagination, de la concertation. Il faut associer le souci d’une “vision”, comme disent les anglophones, et un nécessaire réalisme. Cela n’est pas allé sans susciter des peurs. Le Maître de l’Ordre, grand chancelier de l’École biblique, doit venir très bientôt nous rendre visite et, je l’espère, avaliser les perspectives d’avenir que nous avons élaborées. Il restera à les mettre en œuvre au fil des années. Ce sera largement la tâche de mon successeur, car je vois approcher dans environ dix-huit mois la fin de mon deuxième mandat et je crois qu’il sera alors temps pour moi de passer à autre chose : moins de responsabilités, plus de temps avec vous, parents et amis, un peu d’apostolat, plus de présence aussi auprès de blessés de notre monde, les migrants, en particulier. La vie m’a gâté, m’a offert de très belles choses à vivre, son lot de tracas aussi ; souvent ça va ensemble. J’essaie maintenant de goûter au maximum les paysages et les moments forts vécus dans ce pays qui attire et use à la fois.

Pour beaucoup d’entre vous, je le sais, l’année a été rude : isolements et parfois des deuils liés au Covid, des projets sans cesse remis à plus tard, des soucis pour l’avenir de vos enfants. Ici l’arrêt quasi-total des pèlerinages a eu un impact dramatique, comme je l’ai écrit dans une tribune de La Croix le jour de Noël. J’ai tremblé aussi pour des amis de Kaboul, et quelques familles du Caire qui peinent à joindre les deux bouts. Que Dieu apporte aux uns et aux autres un peu de consolation.

Une belle lecture, cette fin d’année, a retenu mon attention : Régis Koetschet, Diplomate dans l’Orient en crise. Jérusalem et Kaboul, 2002-2008 (Hémisphères éditions, 2021). Un regard informé, nuancé et chaleureux sur deux situations assez désespérantes. Il faut creuser pour éviter simplismes et découragement. C’est possible.

Photo EBAF

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