Titre
Histoire du MarocSous titre
De Moulay Idrîs à Mohammed VIAuteur
Daniel RivetType
livreEditeur
Paris : Fayard, novembre 2012Nombre de pages
452Prix
24 €Date de publication
28 septembre 2018Histoire du Maroc
La simplicité du titre est vite contredite dès les premières pages de cet ouvrage, paru en 2012, mais plus que jamais d’actualité. L’auteur ne se contente pas d’une chronique d’événements qui se seraient déroulés sur un territoire aujourd’hui dénommé Maroc. D’emblée, il plonge son lecteur dans les complexités qui font la trame et l’intérêt de son récit. Daniel Rivet a été professeur d’histoire contemporaine dans les Universités de Paris-Sorbonne, Rabat et Lyon 2. Sa thèse sur « Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc », parue en 3 volumes en 1988, l’a fait reconnaître comme un spécialiste de la région. D’où son aisance à présenter une « histoire » qui déborde largement le cadre chronologique.
Car il faut avant tout « Penser le Maroc », comme y invite le premier chapitre. Dans sa géographie d’abord, première complexité toujours non résolue avec des frontières terrestres incertaines, notamment vers le Sahara. Dans ses traces de peuplement ensuite : Carthaginois et Romains y ont laissé leurs empreintes. L’histoire commencerait-elle avec les invasions arabes et l’islamisation ? Ce peut être le point de départ repérable avec les Idrissides à la fin du VIIIe siècle. C’est d’ailleurs l’option prise par l’auteur qui, dans un sous-titre en pages intérieures, indique : « de Moulay Idris à Mohammed VI », soit de 788 à 1999. Mais Daniel Rivet est conscient que, jusqu’au XVe siècle, « cet embryon de Maroc reste une construction politique à géométrie variable ».
Une chronologie classique structure alors le récit historique. Mais l’auteur, en bon pédagogue, privilégie la compréhension de cette construction évolutive sur le long terme, où les éléments disparates s’empilent, s’accumulent, et s’enchevêtrent. Il se fait tour à tour ethnologue, sociologue, politologue, théologien… Au fil des chapitres seront abordés, entre autres: l’appartenance aux tribus, notamment celles de l’Atlas ou du Sahara, – les structures sociales traditionnelles entre sédentaires paysans et nomades éleveurs, sans compter les esclaves, les juifs et toute la gamme des possédants, – le clivage entre les populations berbères et arabes, qui conditionne autant la langue que les structures sociales,- la fragilité de la gouvernance sur fond de « makhzen », ce pouvoir étatique que tout le monde craint et respecte, – l’islam dans toutes ses évolutions propres à cette extrémité occidentale de la conquête, d’abord maraboutique (le culte des saints), puis chérifien (les familles se prétendant de la lignée du Prophète) et enfin l’islam des zaouïas (les confréries) sans compter les oppositions de fond du sunnisme et du chiisme et les dissensions entre un islam juridique des pratiques et un islam plus spirituel porté par le soufisme.
Chacune de ces composantes intervient dans l’histoire du Maroc, s’enflant puis refluant sans disparaître vraiment, ajoutant une nouvelle couche au millefeuille. Le Maroc n’est-il pas, encore aujourd’hui, le pays le plus berbérophone des trois états du Maghreb ? Le roi, qui ne se déclare pas « sultan », n’est-il pas encore sacralisé comme descendant du Prophète ? Quel contraste entre Fès et Marrakech, deux villes à forte connotation « religieuse », et Casablanca, « laboratoire du Maroc à venir », aux allures californiennes ! Des styles de vie diamétralement opposés coexistent entre des habitus traditionnels et une jeunesse « entrée de plain-pied dans le surmodernité ». S’ajoutent à tout cela les réminiscences, réelles ou fantasmées, d’un passé où l’étranger a sa part. Soit la « geste » d’Al Andalus où ce sont les tribus berbères marocaines almoravides et almohades qui ont dominé les possessions de l’islam espagnol. Soit, plus près de nous, l’instauration du protectorat français de 1912 à 1956, dont il a fallu se débarrasser dans la mouvance de la décolonisation.
Le récit est vivant. Le parcours des grandes étapes de la formation du Maroc d’aujourd’hui fait appel aux grands noms des observateurs, anciens – tels Léon l’Africain (1483 ?- 1555 ?) ou Ibn Rushd – Averroès (1126-1198) – ou plus récents. Et le lecteur reste captivé par l’empathie du conteur pour son sujet, autant que par certaines prises de distance nécessaires de l’historien. Abondent par ailleurs de magnifiques portraits, depuis une grande figure de chevalier berbère jusqu’aux jeunes d’aujourd’hui, en passant par les bourgeois de Fès, les esclaves africains ou les différents chefs de tribus qui ont souvent mené d’innombrables luttes et des politiques remarquables. Tant il est vrai, que le Maroc n’est pas qu’une abstraction, ce sont les hommes qui ont fait et font l’histoire.
Daniel Rivet réussit à tenir ici la gageure du spécialiste écrivant pour un large public. Il a su éviter l’étalage d’une érudition protéiforme (qu’on devine un peu entre les lignes) pour mieux appréhender une réalité toujours complexe et toujours vivante. Certes, le lecteur peu averti devra faire l’effort de recourir, en fin d’ouvrage, au glossaire des mots arabes qui parsèment le texte, mais c’est bien le seul appel à un peu de technique. Finalement, on apprend beaucoup, on comprend encore plus, et c’est indispensable pour connaître et entrer en empathie avec le Maroc. L’éditeur indique que « l’ouvrage est appelé à devenir une référence ». On ne peut que confirmer[1].
Claude Popin
[1] L’auteur nous apprend que son livre est en cours de traduction en arabe au Maroc.
Interrogé sur l’opportunité d’une éventuelle actualisation, dans la mesure où Histoire du Maroc a été publiée en novembre 2012, Daniel Rivet attire notre attention sur “deux données issues de conversations avec des amis marocains” :
– Le pays devient une cocote minute, les mouvements sociaux surgissent de partout, mais toujours ancrés dans des revendications locales (“mon hôpital”, “mon collège”, “mon adduction d’eau”, etc.) et donc sans synchronisation envisageable et le pouvoir central apprend à composer avec, comme les gens qui manifestent désormais sans verser dans une culture de l’émeute suscitant une réplique armée disproportionnée.
– Le clivage entre l’intérieur et la côte ne cesse de s’accentuer, aggravant le fossé entre deux Maroc, comme en Tunisie et après tout, comme chez nous, mondialisation à l’appui, la coupure entre les “territoires” (quel sinistre néologisme !) et les “grandes métropoles”….