Auteur
Daniel RivetType
livreEditeur
Paris : La Découverte, 2022Collection
Repères. HistoireNombre de pages
125 p.Prix
10 €Date de publication
16 septembre 2022Islam et politique au XXe siècle.
“Le Coran confond les domaines politique et religieux” entend-on souvent.
Dans leur excellent petit ouvrage Idées reçues sur le Coran, récemment réédité1, Michel Cuypers et Geneviève Gobillot reconnaissent que cette question est de nos jours cruciale, car le monde musulman actuel est partagé, et parfois déchiré, entre le choix de la démocratie et de la laïcité du pouvoir, ou une emprise envahissante de la religion sur le politique.
Le livre de Daniel Rivet2 est donc particulièrement bienvenu, qui nous propose une analyse des rapports entre l’islam et la politique tout au long du 20ème siècle (et au début du 21ème siècle) dans les sociétés musulmanes. Du Maroc à l’Indonésie, en passant par l’Algérie et la Tunisie, la Turquie, l’Égypte, le Soudan, l’Iran, le Pakistan, il analyse le couple que forment dans ces pays islam et politique : non pas en fusion, mais sous tension ; non pas en symbiose mais en écart, voire en conflit. La confrontation entre l’islam et la modernité se combine avec l’émergence des états-nations au cours d’un siècle marqué, selon l’auteur, par plusieurs grandes périodes.
De la fin du 19ème s. au premier quart du 20ème s., le choc de la colonisation provoque un mouvement réformiste, libéral ou autoritaire, qui s’achèvera par la fin du califat (1924). Les années 1920 à 1970, marquées par le kémalisme en Turquie et le dynamisme du nationalisme arabe après la Seconde guerre mondiale, traduisent l’insuccès du politique à s’affranchir du religieux. Les promesses d’une “démocratie musulmane” (réformes de Bourguiba en Tunisie) sont interrompues ; il y a échec du projet laïc de Mossadegh en Iran, ou du parti démocrate musulman en Indonésie, et l’apparition d’États modernes autoritaires au Moyen-Orient ; État que l’auteur désigne comme “rationnel-légal en surface, tribalo-confessionnel en profondeur”.
C’est dans les années 80 que l’islamisme fait une “irruption fracassante” au sein des sociétés musulmanes, sous l’action de militants anti-impérialistes qui opèrent une reconversion de l’islam en idéologie. “Ils capturent l’islam”, analyse Daniel Rivet, pour en faire un système complet et total, outil de critique radical de l’Occident mais aussi des régimes en place. Les deux “maîtres à penser” essentiels en sont Mawdudi (1903-1979) au Pakistan et au-delà, et l’Égyptien Saïd Qutb (1906-1966)3. Leur appel à une guerre sainte pour islamiser le monde, la proclamation comme infidèles des musulmans soupçonnés de mécréance, provoquent des explosions de violence sacralisée, dans l’Algérie des années noires, comme en Afghanistan et au Pakistan. Mais, à l’exception durable de l’Iran, et à un moindre titre du Soudan, l’islamisme échouera à s’emparer du pouvoir politique des États.
La période qui s’ouvre alors est celle d’un recul de l’islam politique, mais simultanément d’une réislamisation profonde des pratiques sociales et culturelles. La fin du 20ème siècle voit ainsi s’opérer une réislamisation de fond de sociétés, où paraît en même temps se désactiver la “liaison dangereuse” entre foi religieuse et croyance politique. Une désactivation bien relative toutefois. En ce début du 21ème siècle, l’auteur en observe trois formes simultanées. Un “salafisme frériste” qui s’éloigne du politique tout en tissant une “contre-société” avec une ambiance d’ordre social islamiste. Des partis nationaux à désinence islamique qui, comme en Turquie ou en Tunisie, continuent d’insérer le religieux dans l’arène politique. Mais aussi Al-Qaïda et ses ramifications qui, dans une logique du pire, excluent le politique pour une entreprise de guerre, de violence et de terreur à vaste échelle, de la Syrie à l’Irak ou à l’Afghanistan.
Citoyens et croyants, citoyens ou croyants : la question reste donc non résolue, conclut Daniel Rivet, malgré les efforts de penseurs réformistes contemporains, et les poussées de démocratisation qu’ont illustrées les mouvements du printemps arabe. Précis comme un manuel, stimulant comme un essai, ce livre de Daniel Rivet associe une riche documentation et des analyses éclairantes, couvrant un large champ de pays marqués par l’islam, de Rabat à Java. Un index des noms des personnes citées constituerait une utile annexe à cet ouvrage, court mais dense, que complète déjà une bonne bibliographie4.
Bertrand Wallon
Secrétaire général des Amis de l’Idéo
1 Idées reçues sur le Coran / Michel Cuypers et Geneviève Gobillot.-Ed. Le Cavalier bleu, 2021, 157 p., 12€. Michel Cuypers, Petit frère de Jésus, vivant en Egypte et islamologue, est membre de l’Idéo. Geneviève Gobillot est professeure émérite des Universités.
2 Daniel Rivet, professeur émérite des Universités, est spécialiste de l’histoire du Maghreb colonial et contemporain, et du Moyen-Orient contemporain. Il est l’auteur notamment de : Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, 1830-1962 (Hachette, 2002), Histoire du Maroc (Fayard, 2012), Le général Édouard Méric (1901-1973) : un acteur incompris de la décolonisation.- Bouchène, 2015, Henry de Castries (1850-1927) : du faubourg Saint-Germain au Maroc, un aristocrate islamophile en République.- Karthala, juin 2021.Voir aussi ses autres contributions et recensions de livres sur le site de CDM
3 Saïd Qutb est emprisonné en 1954 après une tentative d’assassinat de Nasser. Il est pendu en 1966. Son livre A l’ombre du Coran, écrit en détention, lui vaut une postérité durable.
4 Ce livre faisait partie de la sélection d’ouvrages retenus par l’Institut du Monde Arabe pour le Grand Prix des Journées de l’Histoire de l’IMA, soutenu par l’Académie du Royaume du Maroc et remis le 10 juin 2022.