Titre

Au pied du mur

Sous titre

Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967)

Auteur

Vincent Lemire

Type

livre

Editeur

Paris : Seuil, 2022

Collection

L'Univers historique

Nombre de pages

395 p.

Prix

25 €

Date de publication

2 mars 2023

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Au pied du mur : vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967)

Pourquoi avoir exhumé avec un pareil acharnement, sous la couche dernière de l’esplanade du Mur des Lamentations à Jérusalem, les vestiges du quartier des Maghrébins ? Parce-que ce lieu-dit a été au cours de la nuit du 10 au 11 juin 1967 effacé de la mémoire collective et transformé en non-lieu ou plutôt hors-lieu. Qui, du pèlerin juif au pied du Mur ou du touriste étranger fixant sur cette esplanade la photographie qui atteste de sa présence, se souvient du quartier des Maghrébins, de sa porte, de sa mosquée, de sa fontaine, désignées elles aussi sous cet ethnonyme ?

Ce quartier remonte à Salah al-Din en 1187 et fut transformé en bien immobilier sacré et inaliénable (waqf 1) en 1320. Vincent Lemire, en prologue, se livre à une savante exégèse de cet acte juridique traduit en français et commenté par le grand islamologue Louis Massignon en 19492. Ce quartier entier préservé par un acte de waqf était, jusqu’à son annexion en 1948 par Israël, vivifié par la donation pieuse d’Aïn Karem, un vaste domaine largement irrigué, d’environ 12 000 hectares, peu à l’ouest de Jérusalem, grâce auquel le waqf pouvait héberger, vêtir et nourrir les pèlerins originaires du Maghreb en route pour la Mecque et ramener les défunts au pays natal. Mais aussi subvenir aux besoins élémentaires des plus pauvres des habitants sur place. Ce waqf était quasiment accolé au mur occidental du haram al-sharif 3, où le prophète Muhammad se serait, lors de l’épisode du miraj, entretenu avec ses prédécesseurs bibliques et aurait attaché son coursier ailé (al-buraq). Il préexiste au rituel de dévotion pratiqué au Mur des Lamentations (dernier vestige du Temple de Salomon détruit en 70 ap. JC.), qui remonte seulement au XVIe siècle. C’est peu dire son importance dans la quête de légitimité des origines à laquelle se livrent, concurremment, judaïté et islamité et que soulignèrent les émeutes sanglantes de 1929 à propos du pèlerinage juif au pied du Mur.

Vincent Lemire montre comment l’histoire de ce waqf est ininterrompue jusqu’au moment Jeune Turc à partir de 19084, lorsque la logique impériale ottomane commence à être recouverte par la logique nationale, qui nie la diversité des peuples et homogénéise à tour de bras le kaléidoscope moyen-oriental. Puis, il démontre combien le mandat britannique représente une double rupture avec le passé ottoman. D’une part, il affiche, sous couvert de neutralité, une préférence à peine voilée pour les sionistes. De l’autre, il commence à décongestionner la vieille ville de Jérusalem et à y ouvrir des esplanades, où le croyant (chrétien ou juif) et le touriste puissent disposer de perspectives et jeter un regard circulaire, comme le proposait le plan d’urbanisme (non appliqué) de Patrick Geddes en novembre 1919. Pourtant ce moment de rupture est contrarié par la politique française de protection des Lieux saints. Elle conduit, en particulier sous l’action de René Neuville, consul à Jérusalem de 1946 à 1952, et de Louis Massignon, à se saisir du waqf comme d’un outil de présence et d’influence attestant que la France reste une « grande puissance musulmane ». Mais Alger encore colonial et Paris depuis 1962 n’obtempèrent pas. Ni l’Algérie ne prend la suite de cette politique de préservation des intérêts du waqf portant le nom de Abou Mediene, le grand saint de Tlemcen, par crainte de reconnaître de facto l’Etat d’Israël. Encore moins la Jordanie, qui gère Jérusalem-Est de 1948 à 1967 et se méfie de tout ce qui n’est pas bédouin.

Si bien que la démolition du quartier passe inaperçue en juin 1967 : un lot de presque 200 maisons et tout autant de familles, cela compte pour fort peu dans la statistique générale, qui enregistre l’exode de 260 000 Palestiniens depuis la Cisjordanie et évalue à 19 251 le nombre de maisons détruites par Israël. Pourtant Vincent Lemire traque avec une formidable obstination tous les indices qui révèlent un fragment de ville antérieure sous l’esplanade bâtie après 1967. Il fait remonter une foison de traces grâce aux fouilles archéologiques qui se succèdent : en particulier après la destruction de Dar Abu Saad, un appendice du quartier des Maghrébins. Ce “travail de chiffonnier” (c’est lui qui le dit) exhume un amoncellement d’objets “terriblement parlants” : des pipes ottomanes ou d’un bol de savon à barbe à des machines à coudre Singer, des ventilateurs, des meubles en formica, qui assènent la preuve que le quartier ne tenait pas du bidonville comme l’insinuèrent les autorités israéliennes, mais présentait çà et là une modeste aisance. Bref, Vincent Lemire nous livre une convaincante “rétro-histoire sociale du quartier maghrébin”.

Ce n’est pas tout. L’auteur cherche les responsables de la démolition du quartier des Maghrébins. Celle-ci ne relève pas d’initiatives spontanées de petits entrepreneurs de travaux publics, comme on voulut le faire croire. Mais d’une décision émanant du sommet de l’Etat, où politiques et militaires entérinèrent ce qui était en suspens dans le projet sioniste depuis la fin du XIXe. Suite à une recherche odysséenne dans les archives sur papier ou numérisées disponibles partout dans le monde, Vincent Lemire enregistre les demandes d’indemnisation qui suivirent la disparition du quartier et s’élevèrent de 5 à 20 % seulement du préjudice subi, car il s’agissait moins de réparer que d’atténuer l’irréparable pour les autorités israéliennes, qui ne s’accordèrent pas toujours. L’auteur enregistre la discordance de vues entre les diplomates et les militaires, entre le judaïsme libéral et le sionisme religieux, comme il souligne l’indifférence de l’opinion arabe obnubilée par la question palestinienne, à l’exception du Croissant rouge actionné par la princesse marocaine Malika. Il ne s’agit pas pour lui de condamner, mais de faire comprendre ce qui s’est passé aux générations à venir, bref de constituer un socle de connaissances étayées par la preuve documentaire pour nourrir de futurs débats à ce sujet. Car la nuit du 10 au 11 juin 1967 est l’acte inaugural d’une histoire d’expulsion des habitants de la vieille ville arabe résiliente à l’est, qui continue jusqu’à nos jours.

C’est dire combien la force de proposition scientifique et la probité intellectuelle de Vincent Lemire5 emportent le plus souvent l’adhésion du lecteur. Rarement un auteur nous aura introduits d’aussi près dans son atelier d’historien pour tourner avec nous page après page les pièces à conviction du dossier confectionné par lui.

Daniel Rivet6

 

Notes

1 Le Waqf (arabe : ﻭﻗﻒ pl. : awqaf أوقاف) ou Vakıf (en turc, pl. evkâf), ou Wakf-alal-aulad, est, dans le droit islamique, une donation faite à perpétuité par un particulier à une œuvre d’utilité publique, pieuse ou charitable, ou à un ou plusieurs individus. Le bien donné en usufruit est dès lors placé sous séquestre et devient inaliénable. Cf. art. de Wikipedia

2 Cf. Documents sur certains waqfs des lieux saints de l’Islam. Principalement sur le waqf Tamimi à Hébron et le waqf tlemcénien Abû Madyan à Jérusalem / Louis Massignon, extrait de la Revue des études islamiques (1951) notamment les p.88 et 93.

3 C’est le Mont du Temple : l’appellation arabe en est le “Noble Sanctuaire” (en arabe : الحرم الشريف al-Ḥaram aš-Šarīf) et l’appellation hébraïque “mont du Temple” (הר הבית, har ha Bayit, précisément le mont des deux temples juifs appelés Beit HaMikdash, “le Sanctuaire” (beit = bayit = “maison”, Ha Mikdash = “sanctifiée”). Cf. art. de Wikipedia.

4 Cf. La révolution de 1908 dans l’Empire ottoman et l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs

5 Historien, géographe, directeur du Centre de recherche français à Jérusalem et maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Gustave Eiffel, Vincent Lemire fut lauréat du Grand prix du livre des journées de l’Histoire, décerné le 10/02/2022, par l’Institut du monde arabe (IMA), pour son livre Au pied du mur : vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967).- Seuil, 2022. A propos de la destruction du quartier maghrébin de Jérusalem après la guerre des Six jours, dans la nuit du 10 au 11 juin 1967, il était l’invité de Patrick Boucheron dans l’émission Histoire de (France inter), le 30 /01/2022, intitulée : Un trou de mémoire à Jérusalem (36 mn) et l’invité de Xavier Mauduit, dans l’émission Le cours de l’histoire (France Culture), le 23/02/2022 sur : Le quartier maghrébin de Jérusalem, mille ans de coexistence religieuse (51 mn). Voir aussi les livres : Jérusalem : histoire d’une ville-monde des origines à nos jours / Vincent Lemire (dir.) ; avec Katell Berthelot, Julien Loiseau, Yann Potin.- Flammarion, 2016.- (Champs. Histoire) ; Jérusalem 1900 : la ville sainte à l’âge des possibles /Vincent Lemire.- Armand Colin, 2013 (rééd. Seuil, 2016.- (coll. Points Histoire). Autres mentions de Vincent Lemire sur notre site.

6 Daniel Rivet, professeur émérite des Universités, est spécialiste de l’histoire du Maghreb colonial et contemporain, et du Moyen-Orient contemporain. Il est l’auteur notamment de : Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, 1830-1962 (Hachette, 2002),  Histoire du Maroc (Fayard, 2012), Henry de Castries,1850-1927 : du Faubourg Saint-Germain au Maroc, un aristocrate islamophile en République (Karthala, 2021), Islam et politique au XXe siècle (La Découverte, 2022). Voir aussi ses autres contributions et recensions de livres sur le site de CDM.

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