Le prophète et la pandémie

Gilles Kepel a l’art des panoramas très détaillés sur des situations d’une complexité inimaginable. Pensons par exemple que la Turquie, qui est membre de l’OTAN, s’équipe de batteries antimissiles russes et fait alliance avec Moscou pour avoir une présence en Libye et en Syrie.

Dans une première partie, l’auteur évoque d’abord ce qu’il appelle la fracturation du Golfe, avec, d’un côté, l’entente d’Abraham qui relie les Emirats arabes unis avec Israël, et de l’autre, l’axe tripartite fréro-chiite¹ entre la Turquie, le Qatar et l’Iran. Cette nouvelle structuration du golfe a de multiples effets où les réserves monétaires et les changements dans le monde énergétique tiennent un rôle primordial.

Dans une deuxième partie Gilles Kepel approche sa loupe des diverses situations locales en Turquie, dans le Hamas, en Israël, et sur le mastodonte égyptien qui a franchi le seuil des 100 millions d’habitants. Il regarde de près les stratégies politiques et financières mais aussi les sentiments des foules ballottées par des événements et des transformations de fond.

Dans une troisième partie l’auteur revient largement sur la question migratoire, ses conséquences sur le terrorisme et les politiques françaises d’accueil de l’immigré. Au milieu de toutes ces situations très compliquées, les conflits de la Libye, de la Syrie ou du Yémen reviennent sans cesse dans des imbroglios ingérables en raison des divisions locales sur lesquelles pèsent les divisions internationales.

Après ce tour d’horizon très complet, l’auteur aboutit à ce qu’il appelle le jihadisme d’atmosphère, un concept très éclairant.

C’est une nouvelle phase du terrorisme islamique qui passe par les réseaux sociaux, sans appartenance à une organisation et sans affiliation à une structure. Il n’y a pas de connexion formalisée entre une demande d’action et une offre terroriste. Le basculement vers la volonté de passer à l’acte prend des formes différentes, où l’on retrouve toujours une tendance à la radicalisation, une situation de chômage, une haine face aux caricatures ou à toutes les déviances de l’islam.

L’auteur passe en revue les divers actes de terrorisme en France pendant l’année 2020² et commente, à cette occasion, les réactions au discours d’Emmanuel Macron sur le séparatisme, qui n’ont rien arrangé.

Il termine son livre en évoquant les faillites des études arabes en Occident, et ne peut pas s’empêcher d’envoyer une pique à son frère ennemi, Olivier Roy, qu’il accuse d’avoir dit que l’arabe était inutile pour comprendre ce qui se passe en banlieue. Ses dernières pages reviennent sur les caricatures du prophète, qui, même s’il faut savoir défendre la liberté d’expression, relèvent pour lui de l’atteinte à la dignité humaine dans la représentation obscène d’un croyant.

Plusieurs cartes très pédagogiques, une chronologie de l’année 2020, un index des noms extrêmement fourni, illustrent bien la masse considérable de travail que représentent ces pages. Les propos sont toujours très détaillés, alimentés de multiples analyses et de centaines de références qui font penser à une forêt primaire dans laquelle il faut essayer de s’orienter. L’auteur³ nous y aide grandement avec cette clé de lecture du jihadisme d’atmosphère.

Pierre de Charentenay

Notes de la rédaction