Titre

Histoire de Jérusalem

Auteur

texte et scenario, Vincent Lemire ; dessin, Christophe Gaultier ; couleur, Marie Galopin

Type

livre

Editeur

Paris : Les Arènes, 2022

Nombre de pages

253 p.

Prix

27 €

Date de publication

2 mars 2023

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Histoire de Jérusalem

Le visiteur ou le pèlerin qui vient à Jérusalem est d’abord ébloui par la beauté de sites comme le Mont des Oliviers ou l’Esplanade des mosquées, fasciné par le poids d’histoire de cette ville-monde (quartier chrétien, quartier juif, quartier musulman) et par certains monuments emblématiques (Saint-Sépulcre, Mur des lamentations). Mais au fur et à mesure qu’il progresse dans la découverte de la ville, il en perçoit la complexité au point de ne plus très bien s’y retrouver. Le Dôme du rocher, par exemple, est, pour les juifs, le lieu où Abraham aurait préparé le sacrifice de son fils Isaac ; pour les musulmans, le lieu d’où Muhammad se serait envolé pour son ascension céleste (Miraj) sur sa jument al-Buraq, mais certains chrétiens se souviennent que ce fut aussi une église, Templum Domini, à l’époque des Croisés. Comment s’y retrouver ?

Les livres d’histoire de Jérusalem ne sont pas très nombreux : en français, on disposait d’un ouvrage collectif dirigé par Vincent Lemire, Jérusalem : histoire d’une ville-monde1. Mais voilà que le même historien, dont les travaux sur l’histoire de cette ville font autorité, nous offre une magnifique bande dessinée de 253 pages, extrêmement bien documentée, agréable à lire grâce à la qualité du dessin de Christophe Gaultier, et qui permet d’entrer dans la complexité du sujet sans trop simplifier : un tour de force.

Une première trouvaille : le récit est fait à la première personne, par un olivier millénaire qui, du haut du mont du même nom, a été un témoin de cette longue histoire et en a vécu les soubresauts. Dix chapitres d’équivalente longueur permettent de parcourir les grandes périodes : Au commencement était le Temple (-2000 -586) ; À l’ombre des empires (- 586 -312) ; Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614) ; Al-Qods, ville sainte de l’Islam (614-1095) ; Le siècle des croisades (1095-1187) ; L’héritage de Saladin, l’empreinte des Mamelouks (1187-1516) ; La paix des Ottomans (1516-1799) ; La Ville sainte réinventée (1799-1897) ; Le rêve de Sion (1897-1947) ; L’impossible capitale (1947-….). L’approche presque ludique d’une bande dessinée n’enlève rien à la qualité d’information donnée sur chaque période, en une vingtaine de pages environ. L’auteur fait en effet appel aux documents principaux dont dispose l’historien pour évoquer des périodes lointaines : les Livres bibliques, bien sûr, mais ensuite, Flavius Josèphe2, le Talmud de Babylone3, les manuscrits de la mer Morte, Eusèbe de Césarée4, le récit du Pèlerin de Bordeaux5, le Guide de Théodosius6, l’itinéraire du Pèlerin de Plaisance7, les chroniques de Tabari8 et les ouvrages de l’historien al-Maqdisi9, etc. Donner toute la liste serait fastidieux, il y en a environ deux-cents, dont sont tirés les dialogues. Á l’occasion, l’auteur fait aussi appel à quelques travaux archéologiques, comme ceux de Mazar sur le Mont du Temple/Esplanade des mosquées10. On a donc affaire à un récit scientifiquement documenté.

L’autre apport remarquable de cet ouvrage est la mise en évidence d’une réécriture permanente de l’histoire de Jérusalem et l’accent sur le fait que les traditions religieuses ne sont pas étanches dans une ville où “les traditions circulent intensément entre les communautés” (p. 90). Chacun puise dans le patrimoine culturel et symbolique préexistant pour écrire à frais nouveaux un récit fondateur de sa propre tradition. L’historien musulman al-Maqdisi (945-990) en est un bel exemple, peut-être parce que, né lui-même à Jérusalem, il était parfaitement au fait de la polysémie et de la richesse symbolique des lieux de cette ville patrie des trois monothéismes. Quand Soliman le Magnifique embellit la ville à l’époque ottomane, l’artiste qui conçoit la fontaine Qasim Pasha du Haram al-sharif n’hésite pas à faire graver une inscription qui qualifie le sultan de “second Salomon”, établissant ainsi un parallèle avec une figure biblique. La puissance des épisodes historiques que traverse la ville amène à d’inévitables relectures, plus ou moins historiques : évoquant la violence de la prise de Jérusalem par les Croisés, l’auteur ne chiffre pas le nombre de victimes mais souligne que “ce sont les récits des Croisés qui sont les plus terrifiants, comme s’ils célébraient une purification symbolique” (p. 109). Une nouvelle topographie chrétienne de Jérusalem apparaît alors. La reconquête musulmane de la ville par Saladin en 1187 sera pacifique, mais aboutira elle aussi à une reconfiguration de la Ville sainte, surtout durant la période mamelouke, racontée en détail par l’Histoire de Jérusalem de Mujir al-din (1496). Un rabbin de passage, en 1488, fut frappé par la cohabitation plutôt harmonieuse des communautés, dont le pouvoir ottoman favorise volontiers l’épanouissement. Les archives du tribunal islamique de Jérusalem en témoignent. Mais ce large accueil de populations variées va aussi favoriser l’arrivée de véritables perturbateurs comme ces Protestants en quête du Messie ou de soufis plutôt illuminés.

Au fil des siècles, Jérusalem s’est enrichie de la diversité des populations et des cultures de l’Orient, mais elle s’est aussi éloignée de l’Occident, jusqu’à ce que la campagne d’Égypte menée par Bonaparte ne vienne replacer la Terre sainte au cœur de l’imaginaire occidental. Chateaubriand visite Jérusalem en 1806, suivi par d’autres voyageurs occidentaux dont le Britannique Robert Curzon11. Des consulats européens s’installent à Jérusalem à partir du milieu du 19e siècle et renforcent la dynamique de réforme (les Tanzimat) impulsée par les Ottomans. Mais l’écart est criant entre leur imaginaire de la Ville sainte et ce qu’ils y voient et ressentent. C’est l’époque où va naître “l’archéologie biblique” lancée par des Protestants pour redonner du contenu symbolique à cette Terre sainte qui déçoit tant. Le Palestine Exploration Fund est fondé en 1865, l’archéologue Warren fouille les alentours du Haram al-Sharif à la recherche des vestiges de l’ancien Temple juif : “La course aux lieux saints bibliques est lancée” (p. 189). Toutes les grandes puissances vont s’y mettre et c’est dans cet élan qu’est créée en 1890 l’École pratique d’études bibliques par le dominicain français Marie-Joseph Lagrange12. L’”invention” de Garden tomb, du site de l’Ecce homo datent de cette période. Cette montée des colonies étrangères va contribuer à la frustration de juifs comme Eliezer Ben Yehuda, qui, venant de Lituanie, va plaider en faveur d’une renaissance d’Israël en Terre sainte. On lui devra la création de l’hébreu moderne.

Le “rêve de Sion” prend corps à partir de la fin du XIXe siècle. Les fondateurs du mouvement sioniste, comme Theodor Herzl13, n’entendaient nullement provoquer le déchirement des communautés dans une ville où chrétiens, juifs et musulmans cohabitaient dans la plupart des quartiers. Cet équilibre va s’effriter, la peur de disparaître poussant chaque communauté à se radicaliser. La révolte éclate au cours de l’été 1929 et l’incapacité à s’entendre conduit au partage de la Palestine voté à l’ONU le 29 novembre 1947, donnant à Jérusalem le statut improbable de corpus separatum. Le déchaînement de violences qui en résulte conduit les Britanniques à quitter le pays, laissant la voie libre à David Ben Gourion qui proclame la naissance de l’État d’Israël. Jérusalem est alors coupée en deux. La ville sera officiellement “réunifiée” par les armes après une guerre-éclair en juin 1967, mais, en réalité, ses fractures vont s’aggraver. Les extrémistes de tous bords vont se déchaîner, faisant de Jérusalem une “Impossible capitale” (titre du chapitre final).

Vers quel avenir va-t-on ? Du haut de son olivier millénaire, le narrateur évoque quelques scénarios possibles : une ville-musée ; une ville internationale ; une ville théocratique ; un désert post-apocalyptique ; une capitale pour deux États confédérés. À défaut de se prononcer, l’auteur laisse discrètement l’olivier exprimer que ce serait là sa préférence.

Deux pages de repères chronologiques et deux pages donnant la référence des sources principales et une bibliographie complètent utilement cette bande dessinée, qui, tout en étant très agréable à lire, est tout sauf un ouvrage léger. Les amoureux de Jérusalem mais aussi ceux que préoccupe le conflit israélo-palestinien trouveront dans cette BD de quoi améliorer leurs connaissances et affiner leurs analyses, sans perdre le goût pour cette ville à nulle autre pareille14.

Jean Jacques Pérennès, op

École biblique et archéologique française de Jérusalem

Notes de la rédaction

1 Jérusalem : histoire d’une ville-monde des origines à nos jours / Vincent Lemire (dir.) ; avec Katell Berthelot, Julien Loiseau, Yann Potin.- Flammarion, 2016.- (Champs. Histoire). Voir aussi Jérusalem 1900 : la ville sainte à l’âge des possibles /Vincent Lemire.- Armand Colin, 2013 (rééd. Seuil, 2016.- coll. Points Histoire. Autres mentions de Vincent Lemire sur notre site.  

2 Les Romains, les Juifs et Flavius Josèphe /Etienne Nodet ; préface de Mireille Hadas-Lebel.- Paris : Cerf, nov. 2019

3 Une patrie portative : le Talmud de Babylone comme diaspora /Daniel Boyarin ; traduit par Marc et Cécile Rastoin.- Paris : Cerf, 2016

4 Cf. Eusèbe de Césarée ( v.265- v.338) : Histoire ecclésiastique ; Vie de Constantin

5 Pèlerin de Bordeaux.- Itinerarium Burdigalense : récit du pèlerinage d’un habitant de Bordeaux à Jérusalem et en Terre sainte, fait en 333.

7 L’Itinerarium Antonini Placentini est le récit du voyage qu’un pèlerin de Plaisance effectua vers 560–570 en Terre sainte.

13 Theodor Herzl (1860-1904). Cf. Les premiers sionistes, dans l’émission de Jean Lebrun sur France inter :
La marche de l’histoire du 16/09/2019 (28 mn)

14 Vincent Lemire était l’invité de Xavier Mauduit sur France Culture dans l’émission Le Cours de l’histoire sur Jérusalem, 4000 ans d’histoire en bande dessinée, le 27/12/2022 (1h) et sur Histoire de Jérusalem en 4 épisodes (21-24/02/2023)

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