Titre

France-Algérie

Sous titre

Résilience et réconciliation en Méditerranée

Auteur

Boris Cyrulnik et Boualem Sansal

Type

livre

Editeur

Paris : Odile Jacob, mai 2020

Collection

Documents

Nombre de pages

263 p.

Prix

18,90 €

Date de publication

31 juillet 2020

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France-Algérie – résilience et réconciliation en Méditerranée

Les fils de cet échange au sujet de l’Algérie et la France entre le neuropsychiatre français et l’écrivain algérien, tous deux bien connus, souffrent de ne pas avoir été tenus par un meneur de jeu. Trop souvent, se juxtaposent deux monologues. Et les deux auteurs auraient gagné à vérifier leur dire au regard des acquis de la connaissance historique. Je n’aurai pas la cruauté d’établir le listing de leurs erreurs les plus criantes. Je me limiterai à noter une inexactitude flagrante et un contresens historique intenable.

José Aboulker (1920-2009) et sa famille ne furent pas forcés de quitter l’Algérie en 1962 comme le rapporte Boris Cyrulnik. Le grand neurologue vivait à Paris depuis 1946 et, par ailleurs, il ne fut pas astreint par le gouvernement de Vichy à des travaux forcés dans le sud algérien en 1941, mais interné par le général Giraud quelques semaines durant après le débarquement des Américains à Alger, le 8 novembre 1942.

Quant à la phobie de l’empire ottoman dont témoigne Boualem Sansal, elle est un héritage de la pensée coloniale aujourd’hui remis en question. Cette formation historique pluriséculaire a eu le mérite, plus encore que l’empire austro-hongrois, de faire vivre ensemble des ethnies, des confessions que l’avènement de l’État sans la nation après 1918 a jeté les unes contre les autres. D’ailleurs, en Algérie même, les Turcs surent composer avec l’archipel tribal et confrérique bien plus habilement que leurs successeurs coloniaux.

Mais cet ouvrage, hâtivement confectionné et mal ficelé, contient des passages intéressants qui méritent d’être rapportés.

Quand il quitte le domaine des généralités passe-partout sur la violence, qui serait à l’origine de la construction sociale, et sur la conscience de la mort, à la source de l’art et de la spiritualité, Boris Cyrulnik multiplie les prises de vue incisives sur les terrorismes qui ont réussi (l’Irgoun en Palestine, le FLN en Algérie), les césures traumatiques (le pogrom de Kichinev en Ukraine en 1903 et les massacres de Sétif en mai 1945) et sur les mécanismes de la contagion émotionnelle. Il montre comment elle génère des réflexes claniques et un messianisme exterminateur : avec pour point d’arrivée, le cas, terrible, de Mohammed Merah en 2012 à Toulouse.

Boualem Sansal, en rappelant sa propre trajectoire dans l’appareil d’État algérien (il fut directeur général de l’Industrie en 1993), sait de quoi il parle, lorsqu’il se livre à une démolition en règle de l’« ascétique et sinistre colonel Boumediene » (p. 203). Cet homme de fer sacrifia la société algérienne encore dévastée par la guerre d’indépendance pour entreprendre une industrialisation à marche forcée de 1965 à 1978 en édifiant des « cathédrales dans le désert » selon l’imagerie consacrée par le régime. Boualem Sansal en fait un personnage du théâtre élisabéthain : « Il y avait chez lui quelque chose de Richard III ». Plus surprenant s’avère son diagnostic fort réservé sur le Hirak contemporain : « une hypothèse, une belle hypothèse » seulement, tant que la junte militaire tiendra en coulisse les rênes du pouvoir. Selon lui, en octobre 1988, les émeutiers à Alger obtinrent bien plus (le pluralisme partisan et une autre Constitution moins monolithique) que les manifestants actuels, qui, d’après lui, se limitent à faire « le service minimum du vendredi » (la manifestation rituelle en début d’après-midi) ou du mardi, s’ils sont étudiants.

Boris Cyrulnik n’émet pas d’objection à Boualem Sansal au sujet de l’islam que le romancier dénonce unilatéralement comme une religion close sur elle-même, enfermant ses fidèles dans une fraternité où la reconnaissance de l’altérité est taxée inéluctablement de trahison. Par contre, il s’accorde avec lui pour juger très sévèrement le moment colonial qui succéda à la Régence turque d’Alger. Il rappelle le mot de Camus en 1939 : l’Algérie, c’est « la Grèce en haillons ». L’un comme l’autre considèrent que ce fut la pire des expériences coloniales avec celle réalisée en Afrique du Sud (mais quid du Congo belge ?) et qu’elle laisse des traces encore ineffaçables sur les deux rives de la Méditerranée.

Pour guérir d’un pareil trauma, tous deux plaident pour une réconciliation qui prendrait appui sur l’exemple franco-allemand et sur un récit historique établi en commun par des historiens des deux rives inspirés par une « pédagogie de l’empathie ». Sur ce terrain, on les suivra volontiers.

En somme, un livre plaisant à lire, souvent excitant pour un esprit non habitué, mais à prendre avec des pincettes quand on a le souci de l’exactitude historique.

Daniel Rivet1

Note de la rédaction

1 Professeur émérite à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Daniel Rivet a enseigné l’histoire contemporaine à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Rabat de 1967 à 1970 et à l’université Lumière-Lyon 2. Parmi ses livres, signalons son Histoire du Maroc : de Moulay Idrîs à Mohammed VI , Fayard, 2012

On pourra lire aussi ses recensions sur notre site et ses Regards sur Le Maroc de Mohammed VI.

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