Le Maroc de Mohammed VI – Daniel Rivet

Daniel Rivet dresse un bilan de vingt années de règne du Roi Mohammed VI, en tenant compte des dernières parutions, mais sans la lourdeur d’un article à finalité scientifique.Il collabore régulièrement à notre rubrique « Livres » par ses recensions. Qu’il soit chaleureusement remercié de cette analyse. “Chrétiens de la Méditerranée” revient ainsi au Maroc, après le voyage d’étude qui a eu lieu du 10 au 20 octobre 2018 (carnet de voyage sur le site). L’étude sur « Le Maroc de Mohamed VI » fera l’objet de trois articles, dont les intertitres sont de la rédaction :

1 Les acquis d’une phase inaugurale,

2 Durcissement dans les années 2000,

3 Au bord de l’explosion?

Daniel Rivet est historien, spécialiste du Maghreb à l’époque coloniale. Il a publié, depuis sa thèse, « Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc », 3 vol., L’Harmattan, 1988, entre autres : « Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation », Hachette, 2002, Fayard, 2010 ; et une « Histoire du Maroc », Fayard, 2012.

 

Le Maroc de Mohammed VI

I – Les acquis d’une phase inaugurale.

Le royaume marocain jouit d’une réputation flatteuse en France, promue par des franco-marocains de renom, dont les écrivains Tahar Ben Jelloun et Leïla Slimani et des femmes politiques telles que Rachida Dati, Najet Vallaud- Belkacem et Audrey Azoulay. Ces défenseurs d’une exception marocaine dans le monde islamo-méditerranéen invoquent le rôle-clé de la monarchie, promotrice d’un islam du juste milieu faisant barrage à l’intégrisme, et l’art des Marocains à moderniser la tradition autant qu’à traditionnaliser la modernité. Cette imagerie qui fait tilt au sein de l’opinion en France est-elle vraisemblable ou bien contribue-t-elle à perpétuer une fable politique mise à nu en 1990 par Gilles Perrault dans Notre ami le roi, un pamphlet dirigé contre Hassan II ?

Mohammed VI, son fils, donna en 1999 un second souffle à un régime politique exténué. Il reconduisit le gouvernement d’ « alternance consensuelle » initié par son père en 1997, qui plaçait à la tête d’une coalition partisane le vieux leader de l’USFP1 Abderrahmane Youssoufi. Il limogea Driss Basri, le ministre de l’Intérieur qui avait été l’un des artisans majeurs des « années de plomb ». Il autorisa le retour d’exil d’Abraham Serfaty, le « Mandela » du Maroc, et libéra Cheikh Yassine, un islamiste intransigeant. Il jouit alors de la réputation d’être un roi « cool » par son mode de vie décontracté, si bien qu’on l’appelle M6 par référence à la chaîne de télévision française qui dépoussière le paysage audio-visuel. Un petit air de movida flotte au début du siècle nouveau, à Casablanca du moins.

Plus significativement, le jeune roi s’attaque de front aux grands chantiers sociétaux qui bloquent la modernisation du royaume. En premier lieu, il réforme en 2004 le statut de la femme (la moudawana) promulgué de 1957 à 1959 par des réformistes musulmans plus conservateurs qu’innovateurs. Le divorce par consentement mutuel remplace la répudiation unilatérale de la femme par l’homme. Les femmes cessent d’être sous la dépendance d’un tuteur (wali). Le mariage des jeunes filles est autorisé à partir de l’âge de 18 ans seulement. Et la polygamie est étroitement circonscrite. En l’occurrence, l’Etat est en avance sur la société, comme l’avait révélé l’écart numérique considérable entre les manifestations de femmes sous l’égide des islamistes (des centaines de milliers) à Casablanca et de femmes mues par des ONG laïques et féministes (des dizaines de milliers) à Rabat. De même, M6 institue entre 2004 et 2006 l’IER (l’Instance Equité et Réconciliation) pour réparer les blessures infligées par la répression à l’extrême gauche et aux mouvements bathistes (national-révolutionnaires à partir de la matrice arabiste), qui s’étaient soulevés contre le régime. Il active les travaux de l’INDH (Initiative nationale pour le développement humain), qui échafaude de grands projets de lutte contre la pauvreté : électrification des campagnes, accès de l’eau potable à domicile, construction d’écoles et infirmeries dans le monde rural. Bref, il répond à l’aspiration, l’exigence même, d’un « Roi des pauvres », des jeunes et des femmes, renouant avec la démarche de son grand-père, Mohammed V, le sultan-roi de l’indépendance (l’istiqlâl).

Les acquis de cette phase inaugurale du nouveau règne sont loin d’être négligeables. Mais comme le signifie M6, les Marocains ne sont pas les Espagnols et lui-même n’est pas un Juan Carlos en version locale. Si bien que la « monarchie constitutionnelle de droit divin » (la formule appartient au politologue Mohammed Tozy) construite par Hassan 2 pour doter son régime d’un habillage à l’étranger masquant son despotisme (rarement éclairé) n’est pas à redéfinir. M6 renvoie brutalement Youssoufi après le succès de l’USFP aux élections de 2002 et nomme à sa place un grand commis affairiste, Driss Jettou. Ainsi, démontre-t-il que le Roi règne et gouverne.

Daniel Rivet

1 Union socialiste des forces populaires, parti de la gauche sociale-démocrate.

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Illustration : mosquée Hassan II, pixabay