Le Proche-Orient en déconstruction, Irak, Liban, Syrie, par Christian Lochon. Partie II, l’Irak.

Voici la deuxième partie de l’étude de Christian Lochon* qui replace, dans la série “Regards”, la Syrie dans son environnement immédiat, rappelant ses liens avec des voisins aussi éprouvés qu’elle par les crises et les guerres, l’Irak et le Liban.

Rappel des quatre parties.

I. Introduction
II. L’Irak
III. Le Liban
IV. La Syrie – Conclusion

Bibliographie

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IRAK, ÉTAT RECONSTRUCTIBLE

HISTORIQUE

Bagdad est une qui a été ville construite au début de l’Empire Abbasside comme capitale califale. Les Mongols la détruisent en 1256. L’Irak devient une province iranienne jusqu’à ce que les Ottomans prennent Bagdad en 1536 et le pays sera lié dorénavant à l’Empire Ottoman jusqu’en 1918. Occupé alors par la Grande-Bretagne, l’Irak devient un royaume confié au roi Fayssal venu d’Arabie, chassé de Damas où il s’était fait proclamer roi. Le 14 juillet 1958 la République est proclamée, mais les régimes qui se succèdent sont plus ou moins dictatoriaux. Les États-Unis occupent l’Irak de 2003 à 2011. Le gouvernement, après avoir été dirigé par la minorité sunnite passe aux mains de la majorité chiite pro-iranienne. En 2019, les jeunes manifestants de toutes origines et confessions crient : “Nous voulons un État garantissant les libertés, un logement, l’électricité, les routes asphaltées, l’éducation”. Le pays reste massivement gangrené par la corruption.

GOUVERNEMENT

10 octobre 2021, le scrutin pour des élections parlementaires a été boycotté par 40 organisations issues du mouvement de protestation de 2019 réunies à Bagdad. Le 7 novembre 2021, le Premier Ministre Moustafa Al Kazemi échappe à un attentat par drone piégé. Le 9 janvier 2022 le parlement élit son Président, Mohamed Al Halboussi, arabe sunnite, allié de Muqtada al Sadr, leader chiite de l’Armée du Mahdi. Mais les institutions gouvernementales sont paralysées par le bras de fer opposant Muqtada aux factions pro-iraniennes, discréditées par les résultats du scrutin d’octobre 2021. Le 13 février 2022, le Kurde Hoshyar Zebari voyait sa candidature à la présidence de la République refusée pour corruption. Le déblocage de la situation passera par un compromis entre Moqtada Al Sadr et les partis affiliés à l’Iran. Néanmoins, Moustafa Al Kazemi a impulsé en 2021 un repositionnement dans le giron arabe, offrant ses services de médiation entre l’Iran et l’Arabie Saoudite et recontactant les grandes puissances sunnites régionales.

ÉCONOMIE

L’économie irakienne se libère difficilement de sa dépendance de longue date à son unique soutien, le pétrole. Le budget irakien suit le cours du baril et les investisseurs étrangers sont rebutés par l’instabilité du pays. Le pétrole représente 85% des revenus de l’Irak qui est cependant confronté à une crise énergétique aiguë et connaît d’incessantes coupures d’électricité alimentant le mécontentement social. Les investissements étrangers en dehors du pétrole sont rares. Les recettes pétrolières ne pourront plus financer longtemps les salaires et les avantages dont bénéficient les fonctionnaires. Le secteur public, qui emploie 7 millions de fonctionnaires sur 40 millions d’habitants, multiplie les obstacles auxquels sont confrontés les investisseurs. Occuper un poste dans le secteur public est le but recherché de nombreux Irakiens. Aucun parti ne veut se lancer dans des réformes de peur d’en sortir affaibli en perdant les voix de ces fonctionnaires. L’ONU estime que le secteur privé repose surtout sur l’économie informelle et qu’il emploie 40 à 50% de la population active. Moins rémunérés, ils ne bénéficient pas de la sécurité de l’emploi.

Le problème de la raréfaction des eaux au Moyen Orient se fait particulièrement sentir sur les terres situées entre le Tigre et l’Euphrate car les précipitations des dernières années ont été très faibles. De plus, les eaux salées du Golfe Persique remontent les cours d’eau et le désert grignote chaque année 260 km2 de terres agricoles selon les Nations Unies. Des dizaines de villages sont ainsi abandonnés dans ces marais autrefois réputés pour l’abondance de la faune et de la flore.

SOCIÉTÉ CIVILE

Les citoyens ne font plus confiance à l’État du fait de l’absence de programme politique des candidats. En fait, à cause de la multiplication des petites circonscriptions électorales, le choix des électeurs se fait sur des critères de proximité, donc d’appartenance tribale. Le Parlement est ainsi composé uniquement de notables locaux. L’emprise tribale dans la province de Ninive a été renforcée par le traumatisme subi sous Daech, par les destructions et les victimes de la guerre de libération.

Le 29 novembre 2019, des dizaines de milliers de jeunes sunnites et chiites sont descendus dans les rues de Bagdad et d’autres villes, réclamant du travail et la construction d’une nation trans-confessionnelle. Ces manifestations ont tourné court avec l’apparition du Covid 19 et sous la répression brutale exercée par les milices. La misère a entraîné une augmentation de la prostitution à Bagdad notamment où 250 maisons, cafés, salons de massage ont été recensés. On relève une augmentation des crimes d’honneur effectués par les familles qui tuent les jeunes filles victimes de proxénètes. Le pays est également confronté au problème d’addiction, lié à la consommation d’amphétamines, depuis 2017, année de la défaite de Daech. Les syndromes post-traumatiques, le chômage endémique et les pressions sociales ont alors favorisé la consommation. 130 000 élèves, garçons et filles, quittent l’école chaque année pour essayer de travailler. Le manque de débouchés pour les diplômés accentue cette tendance. Pourtant, sur le plan artistique, une nouvelle génération de cinéastes, d’acteurs, de scénaristes redonne vie à une industrie minée par la dictature et les guerres.

CHIITES

Moqtada Sadr, leader chiite de l’Armée du Mahdi, sort premier des élections de 2018. Il est partisan de l’exclusion des Iraniens du champ politique. Son Parti est allié aux communistes, aux partis sunnites, chrétiens et kurdes, tous anti-iraniens. Mais les milices pro-iraniennes sont encore dominantes, comme les 15 000 hommes des Kataeb Hezbollah, dont une partie intervient en Syrie comme supplétifs du régime de Bashar El Assad, les Hachd Al Chaabi, coalition formée en 2014 contre Daech, les Assaïb Ahl Al Haq, “Ligue des Vertueux”, issue de l’Armée du Mahdi, l’Organisation Badr, dont les dirigeants, dirigés par Hadi El Ameri, ont été ministres.

CHRÉTIENS

Des discours antichrétiens émanent de religieux sunnites, comme le Mufti Mahdi Al Sumaydaï. Quand le Conseil des Ministres a donné son accord à l’instauration d’un jour férié à Noël, le mufti a déclaré qu’il ne fallait pas souhaiter la fête aux chrétiens car “c’est comme s’agenouiller devant la croix”. Au Kurdistan un prédicateur salafiste, Sherwan Abdelkarim, interdit également de souhaiter les fêtes aux chrétiens. Le prédicateur chiite Alaa Al Moussawi, président du Bureau des Waqfs a déclaré “Il n’y a pas une saleté qu’un chrétien ne commettrait pas”. De même les manuels scolaires d’enseignement de la religion poussent les élèves à se renfermer sur leurs propres communautés. Le manuel de religion musulmane de CM2 enseigne que le hijab est une obligation religieuse.

SUNNITES

Daech

Après une multiplication des attaques ponctuelles ces derniers mois, Daech a pris d’assaut en février 2022, la prison de Ghwayran, faisant 150 morts dont une centaine de djihadistes tandis que des dizaines de Daéchis ont fui. Il s’agit de l’attaque la plus importante de Daech depuis sa défaite territoriale en Irak en 2017. Les Kurdes, qui contrôlent cette région, réclament le rapatriement de 12 000 djihadistes de plus de 50 nationalités maintenus dans les prisons de la région.

Kurdes

Dans le Kurdistan irakien, Masrour Barzani, Premier Ministre Régional, a engagé ses partisans dans un programme de réformes des finances publiques et de renforcement des entreprises privées. Israël travaille à l’émergence d’un État kurde en Irak et en Syrie. La Turquie est parvenue à s’immiscer dans le conflit irakien grâce à ses bonnes relations commerciales et politiques avec les Kurdes d’Irak, d’autant plus que pour les partisans du président Barzani et les marxistes du PKK** sont des rivaux régionaux.

INFLUENCES ÉTRANGÈRES

Iran

L’Iran fournit à l’Irak un tiers de ses besoins en gaz et en électricité ; il en coûte à Bagdad 6 milliards de dollars versés à Téhéran. L’Irak est en partie un champ de bataille entre Washington et Téhéran. Téhéran considère l’Irak comme son principal levier dans les négociations avec Washington sur son programme nucléaire. En décembre 2019, les frappes américaines contre la milice pro-iranienne Kataeb Hezbollah avaient relancé la campagne contre la présence de 5 200 soldats américains. Le même mois, le consulat iranien de Najaf avait été incendié par des manifestants, dont 40 ont été tués et 200 blessés. Le leader chiite hostile à l’Iran Moqtada Al Sadr a affirmé son opposition au conflit irano-américain dans son pays. Ghassem Soleimani, proconsul iranien en Irak, a été tué par un drone américain en janvier 2021 et il a été remplacé par son second Ismail Qani, des Gardiens de la Révolution. L’Iran est un acteur stratégique mais le soulèvement populaire et la tenue de législatives qui ne lui sont pas favorables poussera Téhéran à composer avec le mécontentement des nationalistes. L’Iran a perdu une grande partie de sa base chiite dans le sud et le centre du pays. Néanmoins le Premier Ministre, chiite, désigné, devra subir une influence iranienne encore importante. Ainsi, le 13 mars 2022, les Gardiens de la Révolution iraniens ont tiré 12 missiles sur un prétendu “Centre israélien”, situé près du consulat américain d’Erbil. Il s’agit d’un épisode de la guerre à petite échelle que se livrent Israéliens et Iraniens dans cette région.

Turquie

Ankara avait dû composer avec Daech lorsque les 49 membres du consulat turc de Mossoul avaient été détenus, lors de la prise de la ville en 2016, dans des caches en Syrie et en Irak. Au bout de trois mois, les otages diplomatiques turcs ont été échangés contre la libération de 180 Daechis, dont trois Français, détenus en Turquie. Ankara, sur un autre plan, a adopté une attitude ottomaniste en pourchassant les Kurdes du PKK en Irak, en revendiquant périodiquement Mossoul, en soutenant les Azeris d’Iran, en les assimilant à des Turcs. Au printemps 2018, les Turcs ont lancé une offensive terrestre dans les montagnes du nord de l’Irak. Le PDK*** qui dirige la Région autonome du Kurdistan irakien, on l’a vu, est hostile au PKK.

Les Turcs ont établi une mission de formation militaire dans la Plaine de Ninive à Bachiqa, où des Arabes sunnites, ayant fui au Kurdistan et qui avaient combattu Daech, sont entraînés par des officiers turcs.

France

La France a participé dans le cadre des forces spéciales en Syrie au guidage de frappes aériennes, aux renseignements tactiques, à l’intégration d’opérateurs aux unités d’élite irakiennes jusqu’aux combats à Mossoul contre Daech. Si les effectifs ont été réduits, des unités de la Légion et de l’Infanterie de marine animent toujours le dispositif français. Le 28 août 2021, un sommet régional tenu à Bagdad réunit plusieurs Chefs d’État régionaux, les ministres des affaires étrangères saoudien et iranien ainsi que le Président Macron. La France appuie les ambitions irakiennes de constituer un espace pivot au centre d’un jeu régional en mutation.

Total-Énergies signe le 5 septembre 2021 un contrat avec l’Irak, où Total est né en 1924, portant sur 10 milliards de dollars d’investissements dans la production de gaz, de pétrole et l’exploitation de l’énergie solaire. Un champ de panneaux solaires sera mis en place près de Bassora et devrait fournir à terme 1000 mégawatts.

Christian Lochon
Administrateur de CDM

 

*Christian Lochon habite Beyrouth. Il enseigne à l’université Paris II et appartient à l’Académie des Sciences d’Outremer. Il collabore à l’Œuvre d’Orient et est administrateur de Chrétiens de la Méditerranée. Il a déjà donné à notre site des analyses historiques, dont

** PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan (en kurde : Partiya Karkerên Kurdistan), mouvement nationaliste kurde d’origine marxiste, implanté en Syrie et en Turquie. Il est l’objet d’une répression impitoyable de la part de l’État turc (ndlr).

*** PDK, Parti Démocratique du Kurdistan, qui contrôle les deux tiers nord du Kurdistan irakien, le tiers sud étant contrôlé par l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani (ndlr).

Photo AED/Œuvre d’Orient

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