Dans un entretien avec Sophie Pommier, enseignante et diplomate, le professeur et chercheur Bertrand Badie livre sur le site Orient XXI une réflexion stimulante à propos de l’évolution des alliances au temps de la mondialisation. En voici un résumé. Nous pourrons, dans un texte suivant, en tirer certaines pistes qu’il ouvre à la réflexion, en particulier à propos des régions qui nous concernent, autour de la Méditerranée.

La bipolarité, une parenthèse
Il y a eu une période d’alliances stables, où la conduite du monde était polarisée entre deux blocs. En fait elle ne s’est ouverte qu’en 1945, lorsqu’après la deuxième guerre mondiale sont apparus l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1949 et symétriquement le pacte de Varsovie à l’Est. Les alliances antérieures à cette période n’ont jamais été permanentes, ni cimentées par des présupposés idéologiques et des valeurs partagées. Depuis 1815 elles ont varié au gré des intérêts nationaux, allant éventuellement jusqu’au renversement. Les alliances de bloc, elles, faisaient que chacun se définissait par rapport au bloc antagoniste. Pourquoi, le Pacte de Varsovie ayant disparu, l’OTAN n’a-t-elle pas été dissoute ? Dans son besoin de se définir par rapport à un ennemi potentiel, n’a-t-elle pas cherché la Chine ? Mais entrée à l’Organisation Mondiale du Commerce, la Chine est devenue un partenaire plus qu’un ennemi. On a inventé alors la guerre contre la “Terreur”, et l’OTAN semble reprendre une certaine vigueur dans une quasi-guerre froide contre la Russie réapparaissant autour de la guerre en Ukraine.
Le jeu fluctuant des connivences pragmatiques
Ailleurs que dans l’espace atlantique, ce sont les initiatives des “pays émergents” qui apparaissent déterminantes. La Russie elle-même joue un jeu complexe d’accords ponctuels, en tension ou en partenariat avec la Turquie. Il s’agit de tirer quelques avantages de situations de conflits, comme au Proche-Orient, en Asie du Sud et de plus en plus en Afrique. Mais il n’est pas question d’alliance stable, même pas formelle. L’OTAN est inadapté à cette manière de mener les relations, même si le la guerre en Ukraine a semblé lui redonner de la pertinence dans une nouvelle guerre froide. Mais c’est une illusion, car la majorité des Etats refusent de prendre parti dans ce conflit et redoutent dans l’OTAN les menées néo-colonialistes de ses principaux Etats. Les accords dits d’Abraham montrent qu’Israël, très étroitement dépendant des Etats-Unis, veut garder des liens avec la Russie et peser par elle sur l’Iran, pour contrer ses initiatives en Syrie comme à Gaza. En Libye, en Egypte et dans des pays comme le Mali ou la République centrafricaine, il y a chez les dirigeants une volonté de prendre du champ par rapport aux alliances existantes, que ce soit avec les Etats-Unis en Egypte ou avec la France en Afrique sub-saharienne.
La crise du modèle de Huntington
Son modèle de “guerre des civilisations” ne tenait pas par lui-même mais il a eu l’avantage de procurer un cadre de pensée dans lequel il pouvait se-confirmer par sa simple mise en oeuvre. Or le bloc musulman que présupposait Huntington s’est dissout dans une diplomatie “pragmatique et connivente” par rapport à ce qui apparaissait comme la cause djihadiste, avec sa visée universelle dont Oussama Ben Laden a été le héraut. Celle-ci est soutenue ou combattue par un Etat ou par un autre de manière fluctuante. Ben Laden lui-même a été soutenu un temps par les services secrets américains, sans que les références identitaires, culturelles ou idéologiques priment sur les intérêts immédiats. “Xi Jinping voue aux gémonies l’activisme djihadiste lorsqu’il s’agit de stigmatiser les Ouïgours, mais son ministre des affaires étrangères s’est affiché aux côtés du mollah Abdul Ghani Baradar, en août 2021, pour sceller la coopération avec l’Afghanistan“, après l’accès au pouvoir des Talibans.
Le “petit frère” l’emporte sur le “grand frère”
Lorsqu’il existe une alliance formelle, Bertrand Badie a déjà, dans ses ouvrages (1), noté la tendance contemporaine à voir le partenaire le plus faible imposer ses vues et ses objectifs au plus fort. C’est le cas de l’alliance entre Israël et les États-Unis. A quoi cela tient-il ? D’abord à l’érosion du prestige des “grands frères” due à la relativisation de leur puissance militaire. Les échecs rencontrés par l’URSS en Afghanistan, par les États-Unis au Vietnam, en Afghanistan, en Irak et en Somalie, par la France au Sahel ont montré les limites de la puissance des plus puissants. Mais il faut noter que “même si le ‘grand frère’ ne commande plus, il garde une capacité de manipulation liée à toute une catégorie d’autres ressources qui ont moins de visibilité, et qui tiennent à son influence, ses capacités de maîtriser l’agenda international.”
L’OTAN ne répond plus aux nouveaux enjeux
Aujourd’hui, la situation internationale est couramment qualifiée de désordre ou de chaos. Elle n’apparaît telle qu’à travers le prisme des alliances de blocs. Car il y a ce nouveau modèle des connivences pragmatiques qui présente à la fois un progrès par rapport au monde des alliances, et de nouveaux dangers. Sortir du monde bipolaire est un progrès car il était extrêmement dangereux, la dissuasion ayant fonctionné, mais au prix de millions de morts dans les régions périphériques. La complexité des connivences et de leur fluidité pour sa part rend l’évolution du monde complètement imprévisible et particulièrement sensible à des événements soudains. C’est par excellence le cas de la guerre qui a ressurgi en Ukraine, dont l’évolution dépend d’un entrelacs d’intérêts et de relations qu’il est difficile de décrypter.
Nous vivons une crise systémique
Car sur ce fond d’imprévisibilité, il y a des prévisions inquiétantes qui, elles, se réalisent au fil des années. Une crise systémique à dimension planétaire est en cours, autour de la question climatique. Celle-ci ne résulte d’aucune malveillance que l’on puisse attribuer à un État. Elle relève de la responsabilité collective de l’humanité, mais il n’y a aucun lieu où elle puisse s’exercer. “À la base des logiques de connivence, il y a toujours un calcul à court terme, alors que là, il s’agit de faire gagner tout le monde en même temps, et sur le long terme.”
L’ONU dans son concept d’origine est devenue obsolète parce qu’elle repose sur la co-gérance du monde par les cinq plus grandes puissances. Or celles-ci dans la logique des blocs ont installé une situation de paralysie qui interdit au Conseil de sécurité de traiter des sujets globaux. “C’est ainsi que le délégué russe, Vassili Nebenzia, a déclaré qu’il serait ‘contre-productif’ de parler de questions climatiques au Conseil de sécurité.”
Mais en dehors de la gouvernance globale, l’ONU a connu des succès relatifs, justement en “poussant pragmatiquement à un multilatéralisme social qui existe indépendamment du Conseil” : le Programme Alimentaire Mondial, le programme Unicef pour l’enfance, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les Objectifs de développement durable (ODD) s’inscrivent dans cette ligne pour au moins tenter de faire face à la crise systémique.
J-B Jolly
(1) Voir:
Les Puissances mondialisées : repenser la sécurité internationale. Odile Jacob, 2021, recension sur le site par Pierre de Charentenay
L’Hégémonie contestée, Odile Jacob, 2019, recension par Francis Labes.
Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018, recension par Francis Labes