Après la décennie noire, l’Algérie dans la nuit de l’oubli

Rachid (Nabil Asli), placé comme serveur dans un café, est contraint par son patron de se raser et de se couper les cheveux (photo Sophie Dulac).

Rachid (Nabil Asli), placé comme serveur dans un café, est contraint par son patron de se raser et de se couper les cheveux (photo Sophie Dulac).

Le Repenti de Merzak Allouache.

Film franco-algérien, 1h27.

Merzak Allouache signe un film frappant, évoquant à travers l’itinéraire d’un « repenti », le sort des terroristes après la loi de concorde civile entrée en vigueur en 2000.

Un homme seul court dans le désert glacé des hauts plateaux algériens, transi de froid, les pieds meurtris par les pierres qui jonchent l’étendue stérile. Il court, court jusqu’à l’épuisement, ne cessant de se retourner sur une menace invisible. Ainsi débute Le Repenti , nouveau film du cinéaste franco-algérien Merzak Allouache, à qui l’on doit la comédie à succès Chouchou (2003), avec Gad Elmaleh, mais surtout de nombreux films engagés et des documentaires consacrés à son pays d’origine. Un pays très secoué depuis la fin des années 1980, par un élan démocratique vite étouffé ( L’Après-Octobre , 1989), puis par la guerre civile et cette décennie noire dont le souvenir est encore si douloureusement présent ( Bab el Oued City , 1993). Présenté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, en mai 2012 à Cannes, Le Repenti , soutenu par le label Europa Cinémas, a vu ses interprètes principaux récompensés au Festival du film francophone d’Angoulême et s’est offert un tour du monde des rencontres cinématographiques, des États-Unis à l’Inde, de l’Égypte à l’Italie.

Ce long-métrage tout en tension, implacable et sans lyrisme, évoque le sort des terroristes retranchés dans les maquis, à qui une loi de « concorde nationale » offrit, à partir de 1999-2000, de rentrer dans leurs foyers dans un souci de pacification. Le mot « ta’ib » (repenti) fit son apparition dans les méd i a s . L e gouvernement voulait tourner la page, très vite, quitte à confondre esprit de réconciliation et injonction d’oubli (lire l’encadré) . Pour écrire son film, Merzak Allouache s’est inspiré d’un petit article de presse découvert dans un journal algérien : il y était question d’un homme contacté par un de ces « repentis », qui lui avait proposé un abject marché…

Le scénario laisse entrevoir toute la complexité humaine et sociale que recouvre la loi de « concorde civile »

S’attachant aux pas du fuyard, Rachid, âgé d’une vingtaine d’années, le film débute réellement par son retour au village, lorsqu’il frappe à la porte de la maison de ses parents. Une fois passées les effusions familiales, le revenant se trouve confronté à la communauté. S’il assure n’avoir pas de sang sur les mains, une partie des villageois, qui ont perdu des proches dans les atrocités commises par les terroristes dans la région, veulent s’en prendre violemment à lui. Rachid n’a d’autre choix que de quitter la petite localité pour se fondre dans l’anonymat d’une grande ville. Surveillé par la police, le voilà placé comme serveur dans un café populaire, logé dans un sous-sol, corvéable. Un officier attend de lui qu’il joue les indicateurs, signale d’anciens compagnons de maquis. Pour échapper au piège qui se referme, sans avenir, le jeune homme entreprend de monnayer la « vérité » auprès d’un pharmacien éploré par la perte de son enfant, assassiné par les terroristes, dans l’espoir de partir et de se faire oublier à l’étranger.

D’abord centré sur ce personnage aux réflexes de bête traquée, le film fait peu à peu place à l’histoire du pharmacien, séparé de sa femme, et à l’indicible souffrance que ces deux-là ne peuvent plus porter ensemble. Écrit avec subtilité par le réalisateur luimême, le scénario laisse entrevoir, autour de ce fil, toute la complexité humaine et sociale que recouvre la loi de « concorde civile ». Il montre à quel point, dans certaines régions, dans certaines bourgades, la réalité de la violence, la spirale de l’horreur, s’étaient imposées à tous avec une insoutenable crudité. Entre menace, manipulation et cette très vaste zone grise des compromissions rendues possibles par un climat de terreur. La « décennie noire » , rappelle Merzak Allouache, a causé la mort d’environ deux cent mille personnes en Algérie.

Interprété avec talent par Adila Bendimerad, Khaled Benaissa et surtout Nabil Asli dans le rôle de Rachid, le film parvient à éviter toute vision trop simpliste sans pour autant édulcorer la responsabilité des assassins et de leurs complices. Treize ans après l’entrée en vigueur de la loi, le cinéaste pose un regard nécessaire sur cet épisode sombre de l’histoire algérienne. Avec le regret que tout ne soit pas mis en œuvre pour « dépasser » collectivement ce traumatisme.

Arnaud Schwartz

Paroles de Merzak Allouache, cinéaste : « Ni justice ni pardon »

« Par rapport à l’horreur de la “décennie noire”, il y a en Algérie une amnésie officielle et parfois, aussi, populaire. Souvent, les Algériens n’ont pas envie de parler de cette époque, sauf s’ils ont été touchés dans leur chair ou leur famille. J’ai eu l’occasion de présenter mon film en Espagne : dans le débat qui a suivi, des spectateurs âgés se sont mis à parler des silences qui ont suivi la guerre civile espagnole. En 1999, quand la loi dite “de concorde civile” a été promulguée en Algérie, il a clairement été dit qu’il fallait oublier cette période. Puis le terme “repenti” est apparu, mais je n’ai jamais vu un de ces “repentis” venir dire à la radio ou à la télévision qu’il regrettait ce qu’il avait fait. Rien n’est réglé. Il n’y a eu pour le moment ni justice ni pardon. Les choses se sont arrêtées de manière artificielle, et il y a toujours des poches d’insécurité, notamment en Kabylie, où l’on parle d’attentats, d’embuscades, de kidnappings d’enfants.

Depuis un an, dans le sillage des débats autour du “printemps arabe”, on voit quand même paraître des articles, comme une amorce de discussion. Mais les jeunes, immense majorité des habitants du pays, ont très peu d’informations sur cet épisode remontant à plus de treize ans : certains de mes comédiens ont dû faire des recherches sur Internet pour tenter de mieux comprendre. Deux associations se battent toujours : l’une regroupe des parents de victimes du terrorisme, l’autre les parents de disparus. Les manifestations qu’elles organisent n’attirent que quelques centaines de personnes, alors que les violences ont fait, selon le chiffre officiel, 200 000 morts. »

Recueillis par A. S.

Source : www.la-croix.com le 10 avril 2013