Rémi Caucanas est intervenu en visioconférence à l’ouverture de l’Université d’hiver de Lyon. Ancien directeur de l’Institut Catholique de la Méditerranée (ICM, Marseille, France), et ancien secrétaire général adjoint du réseau Chrétiens de la Méditerranée, Rémi Caucanas est chercheur associé à l’Institut de Recherches et d’Etudes sur le Monde Arabo-Musulman (IREMAM, Aix-en-Provence, France) et au Pontifical Institute for Studies in Arabic and Islam (PISAI, Rome, Italy). Professeur en histoire de l’Église et histoire des relations islamo-chrétiennes, il a enseigné au Tangaza University College (TUC, Nairobi, Kenya) de 2018 à 2021, et à l’Université Saint-Paul (Ottawa, Canada) en 2022. Il vit aujourd’hui à Belo Horizonte, au Brésil.
Une brève histoire du dialogue islamo-chrétien au XXe siècle :
des relations au Clair de Lune1
Chrétiens de la Méditerranée, Lyon – 17 mars 2023
Rémi Caucanas
Merci d’abord aux responsables de cette université d’hiver de m’avoir associé à cette nouvelle édition malgré la distance. Au Brésil, je suis en effet bien loin de la Méditerranée et des autres membres du réseaux Chrétiens de la Méditerranée. Mais la première comme l’ensemble des seconds ont beaucoup compté et continuent encore de compter dans mon itinéraire. Permettez-moi de mentionner aujourd’hui la figure de Martine Millet disparue l’an dernier. Pour beaucoup, c’est grâce aux dizaines de personnes rencontrées dans le cadre du réseau sur les différentes rives de la Méditerranée que j’ai pu effectuer et enrichir ma thèse de doctorat sur l’histoire des relations islamo-chrétiennes, soutenue il y a tout juste dix ans à Aix-en-Provence. En trois grandes parties, c’est cette histoire que je vais essayer de déployer aujourd’hui, en vous proposant cependant de suivre un guide qui n’appartient pas à l’univers religieux mais à l’univers musical : Ludwig van Beethoven. Au tout début de notre université d’hiver, je crois qu’il est bon de s’inspirer du tempo de cet immense compositeur, et en particulier de sa sonate n°14 en do dièse mineur (opus 27 n°2) dite “au Clair de Lune”. Car comme celle-ci se compose de trois mouvements, il est possible d’interpréter de même l’histoire des relations islamo-chrétiennes au XXe siècle. L’astre du dialogue islamo-chrétien se profile ainsi dans le ciel plutôt sombre des relations islamo-chrétiennes2. Après la nuit coloniale, l’aube conciliaire annonce une première matinée pour le dialogue islamo-chrétien.
1. La nuit coloniale
Chez Beethoven, il y a d’abord cet “adagio sostenuto”, obscur comme la nuit, cette “nuit coloniale” pour reprendre l’expression du nationaliste algérien Messali Hadj (1962). A l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Angleterre et la France dominent deux empires coloniaux immenses qui s’étendent désormais sur l’ensemble du monde arabo-musulman : dans ce cadre politique, la relation islamo-chrétienne apparaît d’abord comme celle d’un christianisme triomphant regardant de manière méprisante des musulmans colonisés.
1. Un christianisme triomphant
« La laïcité n’est pas un article d’exportation » : l’adage lancé par Gambetta au début de la période républicaine se vérifie tout au long de la première partie du XXe siècle. En fait « des années 1870 aux années 1930, l’Église et la République ont été à la fois concurrentes et partenaires dans le monde colonial, même en pleine crise religieuse en métropole3 ». Alors que la France républicaine chasse les religieux catholiques de son territoire métropolitain à partir de 1880, elle favorise presque leur installation en plusieurs points de la Méditerranée comme autant de rouages utiles à la diffusion de la langue et de la culture française. Car l’heure est à la concurrence coloniale sur les pourtours de la Méditerranée. Au delà du Levant francophile où l’on connaît bien le travail de l’Œuvre d’Orient, l’enseignement congréganiste français devient un enjeu d’influence prépondérant par exemple en Égypte qui passe sous contrôle britannique. Dans son protectorat tunisien, la République française soutient le développement congréganiste français pour contrer l’éventuelle influence italienne. C’est aussi pour affirmer sa présence en Tunisie que l’État français soutient l’organisation du Congrès eucharistique de Carthage qui se tient du 7 au 11 mai 19304.
Or si le Congrès reprend le modèle d’expression démonstrative du catholicisme méditerranéen de l’époque, il en accentue maladroitement les pratiques en assumant clairement une attitude méprisante et provocante à l’égard des musulmans. Comme le décrit Pierre Vermeren, “dès les discours introductifs, des propos peu amènes sont adressés aux milliers de congressistes : on dénonce les ‘persécutions que les musulmans firent subir aux chrétiens'”. On évoque les “croisades” et les “destructions commises par les Arabes”. Puis, dans les rues de Tunis, une procession fait une forte impression : au Belvédère, cinq mille enfants paradent en tenues de croisés et sont disposés en croix. A Carthage, des centaines de croisés défilent avec des palmes dans l’amphithéâtre de la cité antique devant quarante mille personnes, comme pour rappeler aux Tunisiens l’ultime victoire des “Francs“ (…). Puis une célébration grandiose, très maladroite avec le recul, rassemble dix mille pèlerins, cent évêques, quatre mille chanoines, un cardinal légat5 ».
Le Congrès eucharistique de Carthage est aussi l’occasion d’avancer l’œuvre d’un « christianisme monumental » (Pierre Vermeren) en Afrique du nord, en multipliant des édifices religieux de style néo-byzantin, expression architecturale d’un néo-impérialisme français. Car le Congrès témoigne aussi « des certitudes coloniales qui se bercent de l’idée que la civilisation française est irréversiblement installée en Afrique du Nord. Dans une perspective idéologique latine, romaine et historique, il s’agit de marquer les mille cinq cent ans ans de la mort du plus grand saint d’Afrique et Père de l’Eglise, saint Augustin, présenté comme berbère et romain6 », de marquer le retour triomphant du christianisme dans l’antique métropole de Carthage, redevenue le siège du primat d’Afrique. La France est louée par les chantres du courant algérianiste, l’académicien Louis Bertrand en tête, comme la nouvelle Rome, celle qui a repris le flambeau de la civilisation antique anéantie selon eux par les siècles de domination islamique. L’Église participe ainsi aux festivités du centenaire de la conquête de l’Algérie et, au Maroc, à l’affaire du Dahir berbère qui vise à diviser les Marocains entre des Berbères analysés comme prétendument chrétiens compatibles et les autres irréversiblement musulmans. Mais ce triomphalisme masque une crise en basse profonde, structurante comme les accords du premier mouvement de la sonate au Clair de Lune qui font vibrer l’ensemble des cordes du piano.
2. Un accord de crises
D’abord, les années 1930 couvent la crise de la colonisation. Le Congrès eucharistique de Carthage, le centenaire de la conquête de l’Algérie et l’affaire du Dahir berbère provoquent une très vive indignation parmi les musulmans maghrébins. Le Congrès est ainsi vu comme un acte de “propagande religieuse”. D’une certaine manière, cette conjonction voulue pour célébrer l’empire français renforce considérablement des mouvements indépendantistes et ajoute surtout une coloration religieuse à l’éventail des revendications à l’instar de celles portées par les Oulémas algériens. Leur leader Ibn Badis importe au Maghreb des idées venues du Proche-Orient, cœur de la Nahda, ce mouvement culturel et religieux qui est une forme de réponse à la confrontation de la modernité européenne. Dans l’entre-deux-guerres, le discrédit des élites traditionnelles est accentué par la chute du califat de Constantinople et l’émergence de nouvelles forces islamistes : le mouvement des Frères musulmans est créé en 1928 en Égypte et le royaume d’Arabie Saoudite est officialisé en 1932. Bref, loin d’avoir atteint un point d’orgue de sérénité, le mouvement de colonisation européenne entre dans un temps de crise qui s’avère fatal : si notre sonate apparaît comme une marche funèbre, il semble bien que ce soit celle de la colonisation, d’autant plus que des mouvements anticolonialistes s’expriment aussi en métropole.
En réalité la civilisation européenne elle-même semble connaître une crise sans précédent. Il est inutile de s’étaler ici sur les secousses provoquées par la Grande Guerre puis le krach boursier de 1929. Il est en revanche important d’insister sur les différents aspects d’une lente et pénible sortie de chrétienté qui explique pour beaucoup la disponibilité nouvelle de l’Église catholique à l’écoute d’autres croyances. Les défis posés par la sécularisation sont immenses et l’Église y répond non sans difficultés. Mais le monde industriel, les premiers signes de la mondialisation avec son pluralisme et sa diversité, poussent l’Église catholique à prendre place parmi les autres religions, et non plus seulement au-dessus d’elles, non sans hésiter face au risque de syncrétisme. Très symboliquement, en 1893, à l’occasion des festivités organisées à Chicago dans le cadre du quatre-centième anniversaire de la découverte de l’Amérique par le très Catholique Christophe Colomb, les Américains avaient invité toutes les religions à être représentées dans un “Parlement Mondial des Religions”, prémisse de plusieurs table-rondes à venir7. De plus, à la fin du dix-neuvième siècle, une crise dite moderniste est provoquée par l’essor des sciences sociales, de l’archéologie et des sciences des religions qui, à la fin du XIXe siècle, non seulement s’épanouissent en dehors du contrôle ecclésial mais proposent en plus un discours sur le fait religieux. Dans le sillage de la Grande Guerre, des religions séculières (le communisme, le fascisme avant le nazisme) émergent sur le nouvel espace public tiraillé entre progrès du libéralisme et tentations révolutionnaires, tandis que les croyances traditionnelles s’installent visiblement sur des terres jusque là pensées comme chrétiennes. L’absoluité du christianisme est clairement interpellée8. Des théologiens, des exégètes, des philosophes chrétiens, protestants et catholiques, posent en Allemagne et en France les premiers jalons d’une théologie des religions en devenir tandis que Rome engage une réforme de l’enseignement de la missiologie.
Car la mission chrétienne, catholique en particulier, est en crise : en “Terre d’Islam” selon l’expression consacrée à l’époque, l’échec est patent. Chercheuse à Lyon, Oissila Saaïda parle à ce sujet de “constat d’impuissance9” : à propos des Pères Blancs en particulier dont la création en 1868 avait été voulue par la Cardinal Lavigerie pour la conversion des musulmans maghrébins. Or à l’exception de quelques communautés de déshérités dans les montagnes de Kabylie, le nombre de convertis au christianisme est nul. En réponse à ce constat, des missionnaires prennent des initiatives dans le sens d’une connaissance plus respectueuse des cultures et de la religion des indigènes. Au Levant, sous la direction du père Christophe de Bonneville, les Jésuites multiplient les plans d’études de l’arabe et des projets de manuels d’islamologie10. A Tunis, soucieux de se ressaisir de l’héritage du cardinal Lavigerie, le Père Blanc Henri Marchal pousse à la création d’un Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) qui commence un formidable travail de recherche et d’enseignement sur la langue et la culture arabe et tunisienne11. En fait, une nouvelle étoile semble s’être levée sur le milieu missionnaire : une étoile pour le moment solitaire, silencieuse et perdue dans le désert. Car Charles de Foucauld est mort seul en 1916, après avoir passé plusieurs années à vivre avec les Touaregs. Dans l’entre-deux-guerres, une “poignée d’hommes” (Pierre Vermeren) se réclame de son héritage et favorise l’émergence d’une voie nouvelle : “Après l’âge de la mission de conversion sonne l’heure du catholicisme d’immersion, consacré au témoignage et au dialogue12“. Derrière la lamentation coloniale, le paradigme nouveau du dialogue est d’abord une mélodie silencieuse.
3. Une mélodie silencieuse
Une mélodie a toujours une note tonale. Dans les années d’entre-deux-guerres, cette note tonale ne peut qu’être l’orientaliste français et catholique Louis Massignon (1883-1962) qui émerge au cœur de la nouvelle portée musicale, à l’image d’un réseau humain impressionnant et d’une histoire personnelle quasi-romanesque. Son militantisme en faveur de la décolonisation dans les années 1950 est l’aboutissement d’une trajectoire riche d’engagements partagés avec des croyants et des humanistes de tout bord. Dans l’entre-deux-guerres, Massignon participe ainsi au projet des Cahiers du Sud qui, depuis Marseille, prennent le parti de la vulgarisation des savoirs et mettent en valeur les notions de liberté, de tolérance, de dignité, d’ouverture et de curiosité. Ainsi proposent-ils une vision alternative de la Méditerranée pensée comme « patrie »13, une et multiple, en contradiction avec l’idée nationaliste de latinité14. Comme Albert Camus, Gabriel Audisio en appelle au génie méditerranéen, « la seule valeur éternelle » contre un Maurras, un Franco et surtout un Mussolini (1883-1945) qui n’hésite pas à créer l’illusion d’une alliance possible entre Fascime et Islam dans ses aventures militaires en Éthiopie (1935), dans les Balkans (1939) et en Afrique du nord (1940). Mussolini se présente d’ailleurs comme la “Spada dell’Islam”, l’épée de l’Islam. Il n’était pas le premier dirigeant européen à faire montre d’une telle stratégie. Napoléon avait fait la même chose à son arrivée en Égypte. Et pendant la Première Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne n’avaient pas hésité à se présenter comme des puissances musulmanes, soulignant et célébrant la dimension islamique de leurs empires contre les prétentions de Berlin et surtout d’Istanbul. Comme ces revendications politiques sont aujourd’hui oubliées à Londres, Paris et Rome face à la soi-disant crise migratoire ! Mais la mémoire peut et devrait embarrasser tout autant l’autre rive embarrasser l’autre rive si l’on pense, par exemple, au soutien affiché à l’Allemagne nazie par le Grand Mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini (1895-1974), qui refusait alors l’établissement d’un “Foyer national juif” en Palestine15.
Le conflit au Proche-Orient va cependant créer des solidarités nouvelles, significatives pour l’histoire récente des relations islamo-chrétiennes. En pleine Nakba, la « grande catastrophe » pour les Palestiniens face à la création d’Israël, chrétiens et musulmans mettent l’accent sur une identité arabe commune. De manière plus générale, l’après-guerre favorise la création de nouvelles conditions favorables aux rencontres interreligieuses. Partout, la décolonisation oblige les structures missionnaires chrétiennes à s’ouvrir aux populations musulmanes locales : des initiatives sont prises dans les écoles chrétiennes en Égypte comme en France où se dessine une nouvelle présence musulmane à cause de l’immigration de travail. Dans ce contexte, il n’y a pas nécessairement un dialogue théologique mais une rencontre humaine. Et souvent, les femmes jouent un rôle clé, des deux côtés. Une nouvelle génération de missionnaires chrétiens émerge également après la Seconde Guerre mondiale – une génération, d’ailleurs, qui est sur le point de disparaître complètement. Souvent patronnés par le français Louis Massignon, ces hommes (et ces quelques femmes différemment) ont su orienter l’attitude de l’Église catholique entre divers excès, et la conduire ainsi vers son grand aggiornamento : Pères Blancs, Franciscains et Petits Frères de Jésus en Afrique du Nord, quelques Jésuites en Inde, et les Dominicains au Moyen-Orient. Je dois citer ici l’Égyptien Georges C. Anawati (1905-1994) qui, après la guerre, dirigea l’Institut dominicain d’études orientales (IDEO) devenu depuis un pôle d’excellence en études islamiques médiévales et un centre catholique vis-à-vis de l’université Al-Azhar16. Rappelez-vous de notre formidable voyage en Égypte en 2012, organisé avec l’aide de Jean-Jacques Pérennès et Jean Druel ! Dans l’après-guerre, peu à peu, un véritable réseau d’institutions et d’hommes se met en place : autour du monastère bénédictin de Toumliline dans l’Atlas marocain d’abord, et à partir de 1956, les Journées Romaines qui deviennent un important laboratoire missionnaire17. En Italie plus largement, loin de Paris et souvent en partenariat avec le Saint-Siège, de nombreuses initiatives sont prises en faveur d’une nouvelle forme de relation entre les différentes rives de la Méditerranée : à Venise par la Fondation Cini, à Naples par l’Orientale et plus encore à Florence où les Rencontres Méditerranéennes organisées par le maire Giorgio La Pira (1904-1977) constituent progressivement une véritable plate-forme entre les mondes religieux, culturels et politiques… jusqu’à aujourd’hui, le souvenir de tels événements a alimenté des initiatives en faveur de la paix, du dialogue et de la réconciliation. Le nom de Giorgio La Pira a été donné par exemple à une bibliothèque de Palerme dédiée à l’Islam18. Il y a un an, les évêques et les maires de la région méditerranéenne se sont réunis à Florence pour appeler à la paix dans la région et au-delà19. Ceci n’est pas sans lien bien évidemment avec le pèlerinage méditerranéen entrepris par le pape François depuis son élection il y a près de dix ans : de son premier voyage à Lampedusa, en passant par son appel à « une théologie de l’accueil et du dialogue » à Naples et ses divers déplacements dans le monde arabo-musulman jusqu’à son prochain déplacement à Marseille. Bref, l’héritage de l’après-guerre est immense. Historiquement, ces évolutions ont préparé un tournant massif : la conversion de l’Église, qui s’est produite au début des années 1960. En d’autres termes, l’après-guerre a préparé le terrain pour un nouveau mouvement.
2. L’aube conciliaire
Passons donc maintenant au deuxième mouvement de la sonate au Clair de Lune : un “allegretto” beaucoup plus court et joyeux, qui contraste énormément avec l’adagio précédent et qui n’est pas sans illustrer le nouveau chant du dialogue islamo-chrétien comme sa dimension centrale. Le concile Vatican II (1962-1965) constitue en effet un acte central et un tournant considérable dans l’histoire des relations islamo-chrétiennes car il lui donne des structures nouvelles et des textes-chartes. Un Secrétariat pour les relations avec les non-chrétiens est ainsi créé en 1964 avec une section Islam qui, en son sein, inspire et entre en lien avec d’autres structures : à Rome, l’Institut pontifical d’études arabes (IPEA, actuel PISAI) ; à Paris, le premier Institut de Sciences et Théologie des Religions (ISTR) et, quelques années plus tard, le Secrétariat de la Conférence des Évêques de France pour les Relations avec l’Islam (SRI, aujourd’hui SNRM, Service National pour les Relations avec les Musulmans). Sur le plan des textes, le plus explicite demeure le paragraphe 3 de la Déclaration Nostra Aetate, promulguée lors de la dernière session à l’automne 1965 et qui pose des jalons importants pour les développements à venir. Dans ce texte court mais fondamental, l’Église affirme qu’elle “regarde aussi avec estime les musulmans” et qu’elle “exhorte à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté”20. Un tel texte était juste impossible quelques années auparavant : pensez simplement au Congrès eucharistique de Carthage ! À l’ouverture du Concile, il est cependant loin d’être acquis que l’Église catholique s’intéresse aux rapports qu’elle entretient avec les musulmans21.
L’intérêt des pères conciliaires pour la question des relations interreligieuses et islamo-chrétiennes en particulier a été tardif et tâtonnant, fruit d’une combinaison de plusieurs facteurs dont l’engagement personnel du pape Paul VI et le quasi-lobbying de quelques Pères Blancs de Tunis et de Georges Anawati22. L’histoire de l’élaboration du texte conciliaire nous révèle aussi l’importance d’une double prise en compte nécessaire au développement du dialogue islamo-chrétien23. Car si l’Église devait s’ouvrir au dialogue avec les autres religions, elle devait d’abord reconnaître ses propres racines juives, sa propre étrangeté. Vingt ans après Auschwitz, le pape Jean XXIII, qui avait connu Jules Isaac (1877-1963)24 à Paris, tenait à extirper toute forme d’antisémitisme de l’enseignement de l’Église. Fait intéressant, il confie à la commission chargée de repenser les relations œcuméniques la tâche d’écrire également un texte sur les relations entre l’Église et le judaïsme. Puis vient, en guise de réponse, une deuxième prise en compte fondamentale : l’appel du Proche-Orient chrétien. Parce qu’ils étaient habitants des nouveaux États arabes indépendants, les évêques du Proche-Orient voyaient d’un œil assez anxieux la rédaction d’un texte officiel sur le judaïsme qui rendrait quasi-automatique la reconnaissance de l’État d’Israël par le Saint-Siège. Cette préoccupation géopolitique a poussé à un texte conciliaire non seulement consacré aux relations entre l’Église et le judaïsme mais aussi entre l’Église et toutes les religions du monde “à notre époque”.
L’écriture de la Déclaration Nostra Aetate éclaire ainsi deux zones restées obscures de la tradition catholique et pourtant fondamentales : le rapport au judaïsme et la prise en compte de l’expérience vécue de l’altérité. Cette mise en lumière de tels piliers de la foi chrétienne explique d’ailleurs peut-être pourquoi les défenseurs d’une certaine tradition ont voué le texte et le Concile aux gémonies. Notre “allegretto” jaillit en fait au milieu d’une histoire troublée. De ce deuxième mouvement, Franz Liszt aurait d’ailleurs dit qu’il était “une fleur entre deux abîmes”. De même la fleur du Concile Vatican II naît entre la Shoah et la colonisation d’un côté et le risque de conflagration nucléaire et l’indifférentisme égoïste de l’autre. Sur le terrain plus précis des relations islamo-chrétiennes, la fleur du dialogue éclôt à l’issue d’une nuit coloniale marquée par une relation islamo-chrétienne blessée, et à l’aube d’une matinée qui risque l’agitation, un véritable “agitato”.
3. Au risque de l’agitation, la matinée post-conciliaire.
Le troisième et dernier mouvement de la Sonate au Clair de Lune – le “presto agitato” – multiplie les risques pour le pianiste : celui d’aller trop vite et du coup de s’embrouiller sur le premier arpège venu, celui de l’essoufflement rapide alors que le mouvement est long pour ne pas dire infini, celui de laisser courir la main droite en laissant traîner la main gauche. Devant le caractère technique du morceau, l’interprète court surtout le risque de rester prisonnier d’une partition chargée, et d’oublier qu’il est d’abord au service de la musique. Durant cette première matinée du dialogue islamo-chrétien que constitue la période post-conciliaire, ses promoteurs rencontrent une série de risques similaires : la rapidité de l’engagement dans le dialogue au risque de l’essoufflement, des chutes, et des percées solitaires, la technicité et la spécialisation d’un dialogue au risque de son inaudibilité et de son déboussolement.
3.1. Prestissimo !
Dans les années 1970, le monde entrait en effet dans une période très “agitata”. Pensez à la modernisation rapide qui s’étend alors loin des frontières de l’Occident, et qui gagne des régions très reculées, avec une violence et une brutalité qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui. Je voudrais mentionner ici le travail d’un Italien très intéressant, dont nous avons célébrer l’an dernier le centenaire : Pier Paolo Pasolini (1922-1975). En 1971, il réalise un documentaire visuel pour le compte de l’Unesco : “Les Murs de Sanaa”. Ce documentaire ne dure que 12 minutes (cf. Youtube). La voix de Pasolini accompagne les images des magnifiques paysages du Yémen, d’une population joviale et de la “bellezza” de la capitale Sanaa. Et comme dans un conte de fées, Pasolini fait entrer le mangeur d’ogre dans cette scène enchanteresse : d’affreux bulldozers écrasant et étendant l’emprise de l’horrible goudron noir, des machines en tout genre lancées à l’assaut des œuvres d’art médiévales, et des produits industriels de pacotille envoyés depuis la Chine communiste. Pour Pasolini, il ne fait guère de doute que la modernité détruit plus qu’elle ne construit, il ne fait guère de doute aussi qu’une telle brutalité entre en contradiction avec la lente sédimentation qui avait construit l’Humanité. Il faut se souvenir de ces transformations immenses et brutales, suivant un rythme saccadé et un tempo agité en abordant les cinquante dernières années : car historiquement, le dialogue interreligieux est apparu sur la scène officielle il y a tout juste un demi-siècle, à l’aube d’une mondialisation modernisatrice souvent violente pour les cultures traditionnelles.
Les années 1970 sont ainsi caractérisées par une “euphorie post-conciliaire25“. Après le tournant des années 1960 qui se concrétise dans le champ géopolitique par la fin de la décolonisation et le lancement par étapes du “dialogue Nord-Sud”, la décennie est marquée par un “phénomène nouveau dans les relations islamo-chrétiennes26” : un mouvement de rencontres qui prennent la forme de colloques, de congrès, et où des représentants chrétiens et musulmans essaient de mieux se connaître et se comprendre. Dans le sillage de Vatican II, les premières initiatives sont prises par des acteurs chrétiens : par quelques Orientaux, Libanais, mais surtout par des Occidentaux catholiques et protestants. A travers le Secrétariat pour les relations avec les non-chrétiens, le Saint-Siège organise ou participe à une série de rencontres en Méditerranée et au-delà27. Des villes comme Cordoue, Carthage, Beyrouth, deviennent peu à peu des lieux symboles quasi-fantasmés de cette période faste pour un dialogue qui se veut officiel. Les musulmans prennent des initiatives dans la deuxième partie des années 1970, notamment à partir du milieu universitaire tunisien28. Plus problématiques cependant sont les initiatives impulsées par le pouvoir politique. Les critiques sont particulièrement nombreuses à l’occasion du spectaculaire séminaire islamo-chrétien de Tripoli de 1976. En plein développement de sa “révolution verte”, le colonel Kadhafi est accusé d’instrumentaliser la rencontre “du clocher et du minaret” ainsi qu’une relation établie directement avec le Saint-Siège.
L’expérience libyenne finit de convaincre nombre de partisans du dialogue islamo-chrétien de s’engager dans la restructuration du modèle de la rencontre en accentuant le caractère académique et discret, au détriment des formes officielles et médiatisées29. En 1977, “Soucieux de rompre avec le dialogue de sourds aux accents trop souvent apologétiques et polémiques, qui tendait à s’établir lors des rencontres entre intellectuels chrétiens et musulmans30“, un petit groupe d’universitaires proches de l’IBLA de Tunis31 décident de lancer, à Sénanque, lieu que nous connaissons bien dans notre réseau, le Groupe de Recherches Islamo-Chrétien (GRIC) en s’inspirant de l’esprit et des méthodes de travail du Groupe des Dombes connu pour ne pas laisser de côté les points non clarifiés32. Pour dépassionner le débat sur les religions, on cherche à avoir une approche plus scientifique, pluridisciplinaire, des cultures et des traditions religieuses. Mais le contexte de tensions qui s’accentuent à la fin des années 1970, en particulier au Moyen-Orient, limite fortement la portée de ces initiatives. Face à “la résurgence des doctrines islamiques dans le monde arabe33” qu’illustre par exemple “l’Affaire de l’Évangile de Barnabé34“, certains orientalistes à l’instar de Gustav von Grunebaum soulignent le risque pour le dialogue islamo-chrétien de se transformer en un simple “monologue” chrétien.
En fait, à l’issue d’une décennie marquée par une série de grandes manifestations, l’”épaisseur des différences” entre chrétiens et musulmans apparaît plus clairement selon les termes du dominicain Pierre Claverie en mission en Algérie. Selon lui “le contenu des échanges est demeuré limité et tristement répétitif car il y manquait le lent apprentissage d’un langage commun pour désigner des réalités fondamentales dont on essayait de témoigner ou d’échanger35“. Le manque est d’ordre culturel. Deux “écueils” peuvent être clairement identifiés : d’une part, “l’illusion de croire que les mêmes mots peuvent désigner d’emblée les mêmes réalités et, d’autre part, la méconnaissance des différences essentielles ou leur occultation partielle au profit d’un œcuménisme mal compris”. La pratique du dialogue est toujours l’objet d’exigences strictes, d’autant plus que des ambiguïtés demeurent : peut-on parler de dialogue islamo-chrétien quand les partenaires tentent de créer un front commun contre un parti tiers? Or Israël, l’athéisme et l’agnosticisme contemporains apparaissent comme autant d’objets communs de confrontation. Et quel sens a encore le dialogue quand en 1982, les Phalanges chrétiennes libanaises financées par Israël participent aux massacres de Sabrah et Chatilah ? Le dialogue n’est-il qu’un visage gentil d’une nouvelle vague de croisade, d’une néo-colonisation ? Que veut dire dialoguer en face des compétitions prosélytes en cours dans divers pays d’Afrique ? Comment articuler le dialogue avec le besoin fondamental de l’islam et du christianisme de témoigner de leur foi, de s’étendre ? Que peut vouloir aussi signifier le dialogue interreligieux lorsque des chrétiens s’affrontent en Irlande parce que certains sont catholiques et d’autres protestants ? quand des musulmans chiites combattent des musulmans sunnites dans l’horrible guerre qui oppose l’Iran à l’Irak ? Avant de rencontrer l’autre, les croyants ne doivent-ils pas d’abord pouvoir dialoguer au sein de leur propre tradition ? Que devrait signifier le dialogue dans le monde d’une guerre froide renouvelée, de l’apartheid, de la famine et de l’inégalité ? Au début des années 80, les réalités mondiales et les ambiguïtés du dialogue rattrapaient ainsi les tenants du dialogue islamo-chrétien. Et, avec quelques modifications de lieux et d’acteurs, ces réalités restent vraies aujourd’hui. Mais, quarante ans plus tard, nous bénéficions de l’immense expérience des années 1980 : à savoir que le dialogue islamo-chrétien est d’abord et avant tout une expérience spirituelle de rencontre humaine.
3.2. La portée des années 1980
Le dialogue est d’abord une rencontre humaine. Comme pourraient en témoigner mieux que moi celles et ceux qui ont eu des responsabilités au Service National des Relations avec l’Islam ou celles et ceux qui travaillent sur les terrains lyonnais et parisiens depuis plus de trente ans : dans la France des années 1980, le prisme de l’immigration structure encore l’approche chrétienne de l’islam. Si la crise économique favorise la montée des partis xénophobes, des relations islamo-chrétiennes peuvent cependant trouver une base de départ grâce aux liens d’amitié construits et vécus sur les marges de la société et sur fond d’engagement social plus que religieux : “durant les temps initialement prévus pour les partages entre chrétiens dans certaines unités des mouvements de l’Action catholique destinés au monde ouvrier36“; dans les écoles et hôpitaux des quartiers populaires réceptacles de l’immigration maghrébine ; à l’occasion de revendications et de mouvements sociaux à l’instar de la “Marche pour l’égalité et contre le racisme” de 1983. Sur le plan plus strictement religieux, les mariages mixtes posent une série de questions nouvelles, tandis que la structuration progressive des communautés musulmanes interpellent l’Eglise catholique sur la question des lieux de culte, des aumôneries, des écoles. Mais les stratégies politiques ne sont jamais très loin des revendications des nouveaux représentants communautaires37.
Au delà de l’hexagone, avant le roi de Jordanie, le roi du Maroc Hassan II demande à être reçu en 1980 par le pape Jean-Paul II. Et en 1985, Jean-Paul II est le premier pape de l’histoire à se rendre dans un stade de Casablanca pour s’adresser à une foule de jeunes Marocains. Une délégation marocaine est également présente lors de la première journée d’Assise. Le 27 octobre 1986, le pape Jean-Paul II convie les représentants des grandes religions du monde dans la cité de saint François pour vivre une “journée de prière, de jeûne et de marche pour la paix”. Dans un contexte de guerre froide renouvelée, d’implosion du Proche et Moyen-Orient, d’apartheid en Afrique du sud, de luttes diverses en Amérique latine, les responsables religieux placent l’horizon du dialogue interreligieux au niveau de la paix universelle. Assise ouvre en réalité une variation nouvelle pour le mouvement du dialogue.
Assise devient ainsi la note tonale d’une portée spirituelle qui commence à se jouer dans différents points du monde : à Mar Moussa, en Syrie ; dans différents monastères bénédictins en France38 ; à Tibhirine, en Algérie, où la Trappe cistercienne accueille depuis 1979 le Ribat al Mahabba né d’une initiative de mystiques musulmans. Assise force aussi l’Église catholique à préciser théologiquement des points aussi difficiles que le rapport entre dialogue et mission ou le risque du syncrétisme. Contrairement au syncrétisme, le dialogue doit permettre “d’approfondir la distance” comme dirait Emmanuel Lévinas, ou de “creuser ensemble le puits de Dieu” comme dirait Christian de Chergé39. L’image médiatique des chefs religieux rassemblés à Assise en 1986 offre enfin la possibilité de placer le dialogue interreligieux sur la portée de la citoyenneté et de l’espace public. A partir de 1991, Marseille-Espérance devient par exemple un symbole civil de rassemblement des chefs religieux, au risque de l’instrumentalisation politique du religieux, au risque de transformer le Clair de Lune en Lune de Miel.
3.3. Le risque de la Lune de miel.
Beethoven n’est pas Debussy et leurs clairs de lune sont bien différents. Il n’y a là aucun jugement de valeur : j’admire autant le premier que le deuxième de ces compositeurs. Mais, cette distinction est importante pour nous aujourd’hui car comme le Clair de Lune de Beethoven n’est pas celui de Debussy, le dialogue interreligieux court le risque de multiples erreurs d’interprétation. Au tournant du millénaire, alors que les sociétés européennes se cherchent entre la tempête néolibérale venue d’Atlantique et les orages islamistes venus de Méditerranée, le vivre ensemble s’impose sur l’horizon pratique du dialogue au risque d’un nivellement des différences et au rythme d’une séquence émotionnelle qui cultive trop souvent l’hystérie au détriment d’une véritable intelligence de la foi. Il peut en effet être agréable de voir une photo d’un imam embrassant un prêtre, ou une femme musulmane portant le hijab embrassant une religieuse catholique voilée. Mais ces images, symbole du vivre ensemble, ne suffisent pas. Du Liban dévasté, le Père Fadi Daou fait aujourd’hui une critique radicale d’une telle superficialité qui ne peut empêcher les heurts et qui ne se révèle en réalité incapable de construire un dialogue en vérité, pour ne pas parler de la paix elle-même. Face à un enthousiasme naïf comme à une peur tendue, diverses structures académiques à Marseille, à Rome, ainsi qu’à Rabat et Nairobi ont heureusement multiplié les offres de formation et de cursus mêlant sciences humaines, sciences des religions et théologie. Si le dialogue doit rester une expérience, vécue, partagée et témoignée, il ne doit pas disqualifier l’usage de la raison, et doit rester un appel à creuser sa propre foi. « Pas de dénivellement » insistait le cardinal Jean-Louis Tauran à la fin de sa vie40.
Le dialogue interreligieux ne peut ainsi se résumer à une forme de tolérance molle qui prendrait l’aspect sympathique d’un supermarché des religions ni à un “dialogue des cultures” qui, au nom d’une lutte salutaire contre le fameux “choc des civilisations”, a souvent justifié les soutiens européens aux Ben Ali, Khadhafi, et autre Moubarak. Or, dans ce “dialogue des cultures” comme dans le “choc des civilisations”, le risque demeure d’essentialiser des cultures et encore une fois de passer à côté de l’humanité de ceux qui dialoguent. Est-ce que des cultures dialoguent ? Difficile à dire. Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’en observant ces dialogues de cultures, on évite souvent d’écouter des personnes, on consolide en fait des frontières entre ensembles culturels qui n’ont que peu de valeur et une réalité bien ténue. Le risque est de passer à côté de l’épaisseur de la rencontre humaine. En bref, mais d’autres parmi vous le savent mieux que moi, le dialogue n’est pas une tâche facile : en tant qu’outil de reconstruction et de réconciliation, le dialogue peut aider à prendre en compte les mémoires blessées, mais doit rester aussi un appel à l’espoir. Dans notre contexte de relations postcoloniales, un demi-siècle après le Concile Vatican II, l’appel à la Fraternité lancé par le pape François en dialogue avec le Grand Imam d’ Al-Azhar Al-Tayyeb à Abu Dhabi en 2019 et répété en divers endroits depuis lors, est plus qu’un simple horizon intéressant : il apparaît comme une nécessité évidente et un appel à de nouveaux engagements.
Difficile de conclure : d’ailleurs peut-on vraiment conclure après le pape et Beethoven? Aussi, je laisserai à des figures qui me sont proches le soin d’apporter quelques notes conclusives. La première figure est celle d’un acteur de cette histoire que j’ai essayée de déployer avec vous ce matin : le Père Blanc Étienne Renaud disparu il y a tout juste dix ans à Marseille à la fin d’un parcours missionnaire des plus riches et qui l’avait mené au Yémen, en Tanzanie et au Soudan notamment. Étienne avait marqué l’histoire de notre réseau notamment quand, lors de la première université d’hiver qui s’était tenue à Marseille en décembre 2012, il avait repris le titre du livre d’un de ses amis, présent je pense aujourd’hui, le père Christian Delorme : “L’islam que j’aime, l’islam qui m’inquiète”.
Islam qui m’inquiète, islam que j’aime : cette ambivalence correspond assez bien à la relation qu’au fil des ans j’ai développée par rapport à l’islam. Et dans les multiples conversations qu’il m’est donné d’avoir sur l’islam, vu mon étiquette de “spécialiste”, j’épouse une attitude assez simple : quand les gens attaquent l’islam, certains allant jusqu’à y voir l’œuvre du diable, je le défends. Et quand les gens défendent l’islam de façon trop irénique à mon goût, je déverse des critiques (…)41
Je crois que cette sage nuance doit rester une boussole pour les acteurs chrétiens du dialogue avec l’islam qui naviguent souvent entre une naïveté angélique et des critiques haineuses.
La deuxième figure est celle de mon deuxième fils, Diego, qui vient de fêter ses quatre ans et qui sort donc tout juste de sa première enfance, celle pendant laquelle l’enfant apprend à marcher. Sa marche en avant est encore des plus précaires : il va vite, très vite, mais il prend des coups, il tombe, il se fait mal, il se fatigue aussi très vite. Il doit aussi apprendre à s’exprimer pour n’être ni maladroit ni violent. Il a pour lui la nouveauté : il peut ne pas rester prisonnier des cadres du passé, qu’ils soient institutionnels ou intellectuels42. Mais il sait aussi que pour apprendre à marcher, il doit chercher le soutien de forces plus grandes et plus expérimentées que lui, qu’elles soient institutionnelles ou intellectuelles. Il doit se laisser soutenir par le haut tout en continuant d’avancer de manière confiante ; car il sait que son destin est d’avancer, et pas seulement au Clair de Lune. Bref, comme Diego, en chemin vers la paix, en dépit des conflits et avec pour horizon la fraternité, le dialogue islamo-chrétien en est aujourd’hui à l’heure de la pleine espérance.
Mais avec cet écart final entre Étienne et Diego, vous comprendrez aussi que l’un des enjeux principaux de notre époque, pour renouveler l’engagement dans le dialogue, reste celui d’une transmission générationnelle.
Rémi Caucanas
1 Cet article actualise le texte publié dans Christian Salenson & Dominique Santelli, Les religions à l’école. A la rencontre de l’islam, Publications Chemins de dialogue, Marseille, 2017, 288p.
2 Sur l’histoire des relations islamo-chrétiennes, cf. Jean-Marie Gaudeul, Disputes ? ou rencontres ? L’Islam et le christianisme au fil des siècles, Tomes I (Survol historique) et II (Textes), Collection “Studi arabo-islamici del PISAI” n°12, PISAI, Rome, 1998.
3 Pierre Vermeren, La France en terre d’islam. Empire colonial et religions XIXe-XXe siècles, Belin Paris, 2016, p.403.
4 Pierre Vermeren, opus cité, p. 361 : “La résidence a versé au congrès une dotation allouée sur le budget. Et des cérémonies sont organisées à Bône et à Alger en présence du chef de l’État français”.
5 Pierre Vermeren, p. 361.
6 Pierre Vermeren, p. 359.
7 The World’s Congress of Religions : www.parliamentofreligions.org
8 Cf. Jean-Marc Aveline, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch, Paris, Editions du Cerf, coll. “Cogitatio Fidei”, n°277, 2003, 757p.
9 Oissila Saaïda, Clercs catholiques et Oulémas sunnites dans la première moitié du vingtième siècle. Discours croisés, Editions Geuthner, Paris, 2004, p. 81.
10 Oissila Saaïdia, op.cit., p. 203. Sur les jésuites, cf. “Jésuites lyonnais au Proche-Orient” dans Etienne Fouilloux, Bernard Hourd et Dominique Avon, Les Jésuites à Lyon, XVIe-XXe siècles, ENS Editions, Paris, 2005, p. 205.
11 Sur Henri Marchal, cf. Oissila Saaïda, “Henri Marchal, technique d’apostolat auprès des musulmans”, dans Françoise Jacquin et Jean-François Zorn (éd.), L’Altérité religieuse, un défi pour la mission chrétienne 18e-20e siècles, Paris, Ed. Karthala, 2001, p. 123.
12 Pierre Vermeren, opus cité, p. 400.
13 Gabriel Audisio, Jeunesse de la Méditerranée, Éditions Jeanne Laffitte, Gémenos, 2009, (Gallimard, 1935), p. 14.
14 Cf. Jean-Robert Henry, “Métamorphoses du mythe méditerranéen”, dans Jean-Robert Henry et Gérard Groc (dir.), Politiques méditerranéennes entre logiques étatiques et espace civil. Une réflexion franco-allemande, “Hommes et Sociétés”, Karthala – Iremam, Aix-en-Provence, 2000, p. 43 : “[…] en réaction contre cet abus de latinité, l’universalisme méditerranéen s’est voulu une tentative de dépassement des facteurs de tension qui menaçaient la région, comme la guerre d’Espagne, les ambitions italiennes, la montée des résistances à la domination coloniale.”
15 On October 27, 1941, in Italy, he met Benito Mussolini then, on November 28, in Germany, Hitler (Cf. Gerard Fleming, Hitler and the Final Solution, Berkeley, 1984, p. 101-105). In May 1942, he was in the Balkans where he actively participated in the recruitment of Muslim soldiers. On the political game in the Middle East during the Second World War, cf. Christian Destremau, Le Moyen-Orient pendant la Deuxième Guerre mondiale, Paris : Perrin, 2011, 476p.
16 Jean-Jacques Pérennès, Georges C. Anawati (1905-1994), un chrétien égyptien devant le mystère de l’islam, Paris : Le Cerf, Paris, 2008, 361p.
17 Rémi Caucanas, Jacques Lanfry. Un lion, l’Église et l’Islam, Rome : PISAI, 2021, pp. 145-250.
19 Benedict Mayaki, sj, “Florence meeting closes with appeals for peace, encounter, fraternity“, https://www.vaticannews.va/en/church/news/2022-02/florence-meeting-mayors-bishops-peace-fraternity-mediterranean.html
20 https://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decl_19651028_nostra-aetate_en.html
21 Titre repris de Dominique Avon, Les Frères prêcheurs en Orient, les dominicains du Caire (années 1910 – années 1960), Cerf, Paris, 2005 : chapitre XXI, p. 777.
22 Cf. Dominique Avon, “Catholiques et musulmans : l’inflexion conciliaire”, Chemins de dialogue n° 39, Marseille, 2012, p. 53–68. Sur le rôle de Georges Anawati, cf. Jean-Jacques Pérennès, op. cité. Sur le rôle de Robert Caspar, cf. Roger Michel, “Robert Caspar et le Concile Vatican II”, Chemins de dialogue n° 31, Marseille, 2008, p. 115 – 122.
23 Cf. Maurice Borrmans, “L’émergence de la Déclaration Nostra Aetate au concile Vatican II”, Islamochristiana n° 32, Rome, 2006, p. 9–28.
24 Jules Isaac est issu d’une famille de juifs patriotes français (son père, militaire, choisit le camp de la France au lendemain de la défaite de 1871). Il est l’auteur, avec Albert Malet, qui meurt au front en 1915, des manuels d’histoire « Malet et Isaac ». Poursuivi sous le régime de Vichy il perd l’ensemble de sa famille (à l’exception de son fils) déportée à Auschwitz. En 1945, il est rétabli comme inspecteur général honoraire. Il se consacre alors à la recherche et à la lutte contre les causes de l’antisémitisme – combat qu’il commence pendant la Seconde guerre mondiale avec la rédaction de Jésus et Israël. Jules Isaac joue également de son influence à la conférence de Seelisberg en 1947 et, avec Edmond Fleg, crée les Amitiés Judéo-Chrétiennes.
25 Ekkehard Rudolph, “Bilan de quarante-trois années de Dialogue Islamo-Chrétien, 1950-1993”, dans Méditerranée, Espace de Cultures et de Civilisations, Collection Europe-Cultures, Volume 6, Institut Robert Schuman pour l’Europe, France, mars 1996, p. 112.
26 Abdelmajid Charfi, “Quelques réflexions sur la rencontre islamo-chrétienne de Tunis (11-17 novembre 1974) : ‘conscience musulmane et conscience chrétienne aux prises avec les problèmes du développement’”, Islamochristiana 1, Rome, 1975, p. 115–125.
27 Cf. “Liste des colloques, rencontres et conférences internationales (1974-2011)”, document réalisé par l’équipe du Service des Relations avec l’Islam (SRI) en 2011, disponible au SRI (71 rue de Grenelle, Paris).
28 Jacques Levrat, Une expérience de dialogue. Les Centres d’étude chrétiens en monde musulman, 9 Studien, Christlich-Islamisches Schrifttum, Altenberge, 1987, p. 50.
29 Robert Caspar, “Le Groupe de Recherches Islamo-Chrétien”, Islamochristiana n° 4, 1978, p. 175 – 182 : “Les colloques publics aussi bien que les dialogues interpersonnels à la base, pour utiles et féconds qu’ils puissent être, se heurtent souvent à des problèmes que le contexte de ces rencontres ne permet pas de résoudre, ni même de poser correctement”.
30 Henri de la Hougue, “Où en sont les rencontres entre chrétiens et musulmans ?” dans François Bousquet et Henri de la Hougue (sous la dir.), Le dialogue interreligieux : le christianisme face aux autres religions, “Théologie à l’Université”, Desclée de Brouwer, Paris, 2009, p. 49.
31 Selon le Père André Ferré, le projet était initialement de créer un groupe tripartite : “Au début, il était prévu qu’il y ait des juifs, mais les problèmes politiques liés à la situation au Proche-Orient ont fait que les juifs se sont retirés” (Entretien avec André Ferré, 17 juillet 2009, Couvent de Bou Sandel, Tunis).
32 Jacques Levrat, Une expérience de Dialogue : les Centres d’Études Chrétiens en Monde Musulman, p. 48 – 63. Le Groupe des Dombes a été fondé en 1937 par des catholiques et des protestants francophones pour travailler les questions œcuméniques (cf. Pour la communion des Églises. L’apport du Groupe des Dombes, 1937-1987, présentation de Alain Blancy et Maurice Jourjon, Le Centurion, Paris, 1988, 235 p.)
33 Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam, naissance d’une religion en France, L’épreuve des faits, Seuil, Paris, 1987, p. 213.
34 Jacques Jomier, o.p., est de ceux qui ont le plus travaillé la question : il avait déjà publié plusieurs articles sur l’Évangile de Barnabé, notamment en 1961 dans Mideo (tome 6, p. 137 – 226 ; pour une bibliographie exhaustive de Jomier sur l’Évangile de Barnabé, cf. Jan Slomp, “Vérités évangélique et coranique. L’Évangile de Barnabé”, dans Marie-Thérèse Urvoy, En hommage au père Jacques Jomier, o.p., Patrimoines, Cerf, Paris, 2002, p. 382). Ce texte se présentant comme “l’Évangile selon Barnabé” date de 1575. L’auteur est probablement un juif espagnol converti au christianisme pour échapper aux mesures anti-juives accompagnant la Reconquista. Il se fonde sur les quatre Évangiles canoniques qu’il cite de façon tronquée, et remaniés pour soutenir sa thèse selon laquelle Jésus annoncerait Mohammed et serait ainsi au service de l’islam. En 1907, une étude critique est publiée, accompagnée d’une traduction du texte en anglais. Pour les Occidentaux, l’affaire semblait alors classée. Mais en 1908 le texte est traduit en arabe et des traductions suivent en perse et en ourdou. Les rééditions ne cessent pas.
35 Pierre Claverie, “Le sens du dialogue islamo-chrétien”, La Vie spirituelle, numéro spécial, Le Cerf, Paris, 1997, p. 714.
36 Charles Mercier, Le dialogue islamo-chrétien organisé en France de la fin des années 1960 à nos jours, Paris-Nanterre, 1999. p. 95. Sur le dialogue interreligieux en France, cf. Delphine Dussert-Galinat, Le dialogue interreligieux. Entre discours officiels et initiatives locales, Presses universitaires de Rennes, 2013, 382p.
37 En France, le Cheikh Abbas, recteur de la Grande Mosquée de Paris jusqu’à sa mort en 1989, se fait remarquer pour être porteur d’un réel souci du dialogue interreligieux, non seulement avec les chrétiens, mais aussi avec les juifs et les bouddhistes. En janvier 1985, il rend visite au cardinal Lustiger, puis le reçoit en mars. S’inscrivant certainement dans son histoire personnelle, marquée par l’expérience de la convivialité inter-communautaire algérienne, on ne peut omettre, avec Charles Mercier, une dimension stratégique de cette forme d’engouement, à un moment où l’islam européen, français en particulier, cherche à se structurer et se faire une place dans la cité (Charles Mercier, op.cit., p. 106).
38 Charles Mercier, p. 103: En 1984, Michel Serain organise des expériences de dialogue entre moines chrétiens et mystiques musulmans : “Au cours du mois de mars, il part visiter avec un musulman algérien mystique, secrétaire d’une association soufie en France, Sahli Bentabet, plusieurs monastères bénédictins du sud de la France”.
39 Sur Christian de Chergé, parmi une bibliographie riche, cf. Christian Salenson, Christian de Chergé – Une théologie de l’espérance, Bayard, 2009, 253 p.
40 Cardinal Jean-Louis Tauran, Je crois en l’homme. “Les religions font partie de la solution, pas du problème”, Paris : Bayard, 2016.
41 Etienne Renaud, “L’Islam que j’aime, l’Islam qui m’inquiète”, L’islam en Europe, entre peur et dialogue, Chrétiens de la Méditerranée, Plaisir, 2013, p. 81.
42 A l’image du traitement académique de la question religieuse : comme l’analyse l’historien Pierre Vermeren dans la France en Terre d’Islam, nous avons aujourd’hui beaucoup de mal à nous saisir du paradoxe constitué par la matrice de l’histoire coloniale française, parce que le question religieuse y est centrale et que “la génération des baby-bommers qui domine le champ intellectuel depuis les années 1980 a voulu tourner la page du religieux. Au titre d’un marxisme intellectuel diffus, puis d’un relativisme culturel devenu l’idéologie médiane de notre temps, le religieux, qu’Émile Durkheim avait érigé en clef essentielle de compréhension des phénomènes sociaux, a été congédié, puis renvoyé à la sphère privée, voire psychologique” (p. 402).