Nous commençons à publier les textes produits au cours de l’Université d’hiver 2023 de Chrétiens de la Méditerranée à Lyon. Et le premier texte de F. Gabriel Nissim, Dominicain, administrateur de Chrétiens de la Méditerranée, constitue, bien plus qu’une relecture de ces journées, un ensemble de perspectives qui éclaireront la suite de notre engagement comme réseau citoyen des acteurs de paix.
PERSPECTIVES
frère Gabriel Nissim, op
Ce qui a motivé fondamentalement cette Université d’Hiver, comme notre participation attentive et active, c’est que cette région du monde, le Moyen Orient, nous tient profondément à cœur, à nous en tant que Chrétiens, comme aussi aux Juifs et aux Musulmans. C’est à la fois un lieu de bénédiction primordiale et un lieu d’immenses souffrances et de conflits permanents. Et, en tant que chrétiens, nous sommes envoyés par Dieu là où il y a les ténèbres : « là où il y a la guerre, que nous apportions la paix », comme nous le partageait aussi à l’instant Abdelkader OUKRID, en tant que musulman. Et cela d’autant plus que cet espace humain du Moyen Orient représente un enjeu majeur, profondément symbolique, pour notre humanité. Et pour Dieu encore davantage, car combien cette terre lui est chère.
Alors, cette Université d’Hiver, pour chacune et chacun de nous, pour ceux qui nous ont apporté leur réflexion, leur engagement, au long de ces trois jours, a été pour nous tous un acte de foi, une réponse à l’appel que Dieu lui-même nous adresse en nous disant : « va, je t’envoie libérer mon peuple ! » (Exode, 3, 10). « Tu seras appelé prophète du Très-Haut pour préparer les chemins du Seigneur, pour illuminer ceux qui habitent les ténèbres et l’ombre de la mort. Pour conduire nos pas au chemin de la Paix », comme Ernest REICHERT vient d’y insister. Un chemin spirituel, pour passer de la nuit au jour, pour construire une Maison de la Paix – selon le nom même de Jérusalem, Cité de la Paix, pour tous les peuples de la Terre. Combien elle en est encore loin !
Pour proposer ces Perspectives, en conclusion de notre Université, il m’a semblé que le mieux était de reprendre les quatre étapes que Michel YOUNES nous indiquait dès le tout début de notre rencontre :
- Conflits
- Chemins de paix
- Dialogue
- Fraternité
1. Conflits
Nous avons d’abord fait mémoire des conflits dont nos sœurs et nos frères souffrent au Moyen Orient. Cette terre est une terre de conflits permanents : déjà toute la Bible en fait état, nous l’a rappelé Ernest REICHERT. Ce n’est donc pas par hasard que c’est là que la Parole de Dieu a été annoncée, que c’est là que cette Parole s’est faite chair. Depuis toujours, cette terre du Moyen Orient a été le théâtre de guerres à la fois entre empires comme entre roitelets locaux. Et les religions y ont largement pris leur part, au plan à la fois institutionnel et personnel. Car structurellement religions et pouvoirs politiques ont tendance à s’instrumentaliser réciproquement.
Nous avons entendu avec émotion des témoins directs de ces conflits, comme Amal MAHER – avec lesquels certains d’entre nous sont en relation proche. Il est alors nécessaire pour nous, si nous voulons agir, de mesurer le poids de cette histoire millénaire de conflits et la façon dont cela structure les populations du Moyen Orient. En mesurer le poids dans la vie de ces peuples pour comprendre tous les efforts que faire advenir la paix va exiger de notre part. Pascal GOLLNISCH y a insisté : le Moyen Orient est une terre que tout le monde se dispute. Pas seulement en Israël/Palestine, mais aussi en Syrie, en Irak, au Liban, au Yémen (dont malheureusement nous n’avons pratiquement jamais parlé).
2. Chemins de Paix
Faire advenir la paix au Moyen Orient va être alors nécessairement un chemin – tout un long chemin à parcourir. Un chemin qui d’ailleurs restera sans cesse à prendre et à reprendre : mon expérience personnelle dans le cadre de l’Europe et des droits humains m’a montré que, quelles que soient les avancées dans ces domaines, cela n’est jamais acquis une fois pour toutes. Il n’y aura pas de paix sans justice, sans respect des droits humains de chacun et de tous, nous y avons insisté à plusieurs reprises.
Ce que nous avons vécu ici ensemble fait partie de ce chemin, comme nous l’avons réalisé en écoutant ceux qui nous ont évoqué l’histoire millénaire du Moyen Orient. Il est indispensable pour ceux qui veulent être artisans de paix de connaître cette histoire faite à la fois d’affrontements meurtriers et d’engagements magnifiques, de révélations uniques sur notre humanité commune. Rémi CAUCANAS nous a décrit l’évolution, tout au long du XXème siècle, des rapports entre chrétiens et musulmans : après une “mission” liée structurellement au colonialisme, l’heure du silence et de l’immersion à l’exemple de Charles de Foucauld ; l’émergence de “prophètes” du dialogue islamo-chrétien pour aboutir à la déclaration si novatrice Nostra Aetate de Vatican II. Et après les premiers enthousiasmes, prendre conscience aujourd’hui que nous en sommes encore, dans ces dialogues interreligieux, à l’heure de l’enfance.
Sans oublier que ce Moyen Orient est bordé par la Méditerranée, “une et multiple”. La Méditerranée, ce lieu où aujourd’hui se noient tant de migrants, Syriens, Irakiens, Yéménites, comme aussi Africains. Mais, dans le même temps, cette Méditerranée dont beaucoup se soucient activement, comme dans les rencontres de ces dernières années entre évêques, entre maires, entre responsables politiques, à Florence, à Bari, à Marseille. “Chrétiens de la Méditerranée” : oui, à juste titre, disant directement notre parenté avec le Moyen Orient, une parenté qui en quelque sorte nous oblige. Une parenté dont Christian LOCHON nous a dit l’ancienneté et combien nous lui sommes redevables : ce sont les chrétiens d’Orient qui sont venus nous apporter l’Evangile ; et le monachisme occidental est l’héritier du monachisme oriental. Nous devrions être bien davantage attentifs au christianisme arabe.
Ce chemin de paix, il doit aussi inclure ce qui se passe ici en France, car tout ce qui se passe en Méditerranée retentit nécessairement chez nous. Tout particulièrement avec ceux qui, originaires du Moyen Orient, ou qui y ont leurs racines, vivent parmi nous. Comme l’a souligné Christian DELORME, la présence, ici en France, de personnes et de groupes d’appartenance directement impliqués dans ce qui se passe au Moyen Orient, notamment la communauté juive, nous demande de les aider – d’abord à surmonter une histoire millénaire là aussi de persécutions, de mépris, de guerres de religion. A nous donc de chercher à les accompagner dans ce chemin vers la paix, voire d’essayer de les y impliquer par notre propre engagement. Pascal GOLLNISCH a souligné à cet égard le rôle très important des diasporas par rapport à leur pays d’origine.
Pour avancer sur ces chemins de paix, il est également indispensable d’être conscients des enjeux géopolitiques que cela engage, comme nous l’a rappelé Sandrine MANSOUR : ainsi du rôle des Etats-Unis, de la Russie, de plus en plus de la Chine, mais aussi de la France (pensons aux ventes d’armes…). Nos efforts par rapport à ces puissances mondiales pourraient nous paraître dérisoires, mais nous ne devons jamais oublier “l’effet papillon”. A quel point un geste local peut entraîner des conséquences inattendues. Nous avons rappelé aussi le poids des positions prises par des chrétiens d’obédience évangélique, aux USA et ailleurs : il serait important pour nous de nous y intéresser bien davantage et de chercher le dialogue avec eux.
L’éducation va jouer un rôle majeur pour avancer sur ces chemins de paix : André DAHER nous en a donné le témoignage fort, avec l’établissement qu’il dirige au Liban, comme aussi les membres de notre organisation partenaire, Pax Christi, avec la présence d’Hervé DORY, de Bérengère SAVELIEFF, de Marc LARCHER, dans l’atelier qui y a été consacré. Comme y a insisté aussi Pascal GOLLNISCH, qui soulignait le rôle des établissements chrétiens français au Moyen Orient. Les jeunes, et encore davantage les enfants, sont à la fois capables du pire et du meilleur, de rejeter l’autre qui leur paraît différent comme aussi de ne même pas voir ces différences. L’éducation à la paix comme aux droits humains est décisive pour éveiller chez eux ce meilleur qu’ils portent en eux et faire d’eux des artisans de paix heureux et enthousiastes, à travers des amitiés durables et sans frontières.
3. Dialogue
Le dialogue est le principal chemin vers la paix, comme Michel YOUNES l’a développé dans son intervention, nous donnant les éléments d’une anthropologie et d’une théologie du dialogue, et tout particulièrement du dialogue interreligieux. Il nous faut être conscients, comme il l’a souligné, que ce dialogue interreligieux est une réalité très nouvelle dans l’histoire des religions. Ne l’oublions pas : comme la paix en Europe est née de notre prise de conscience à la suite de l’horreur de deux guerres mondiales, c’est aussi en 1950, à partir de cette même expérience de la guerre, que la nécessité du dialogue interreligieux s’est faite jour. Aujourd’hui les chocs civilisationnels et les migrations renforcent cette nécessité. Michel YOUNES a alors rappelé comment, dans Ecclesiam suam, Paul VI montrait que l’Eglise est structurée par la “conversation” : elle doit se faire “conversation avec le monde”. A la suite et à la ressemblance de Dieu : la Parole de Dieu elle-même ne nous tombe pas d’en-haut. Elle est foncièrement “conversation avec” nous, toute la Bible nous le montre – pensons aux prophètes, aux dialogues de Dieu avec Abraham ou Moïse, ou avec chacun dans les Psaumes, mais encore plus fondamentalement le Christ lui-même, “la Parole faite chair” pour parler avec nous à hauteur d’homme. D’où là encore l’importance de l’éducation au dialogue, pour apprendre à nous comporter ensemble comme Dieu lui-même.
Ce dialogue interreligieux a connu une avancée décisive avec le Décret du Concile Vatican II Nostra Aetate, dont plusieurs intervenants ont dit combien il a changé positivement le regard de l’Eglise catholique sur les autres religions. Et ce dialogue interreligieux, quand il s’établit entre chrétiens et musulmans, ne peut pas ignorer tout ce que nous partageons, comme l’ont dit Christian LOCHON et Abdelkader OUKRID : pensons à la place exceptionnelle de Jésus et de Marie dans le Coran.
Ce dialogue implique d’abord tout un changement de la relation avec soi-même : “Soi-même comme un autre”, disait Paul Ricoeur. Ne pas s’absolutiser soi-même – et de même ne pas absolutiser les groupes humains ou religieux auxquels nous appartenons ou pour lesquels nous nous battons : leurs adversaires sont eux aussi des êtres humains. Il nous faut déconstruire le regard négatif que nous portons sur certains “autres”. Le dialogue est à rechercher avec ces autres – même si nous ne les aimons pas. Tout particulièrement à notre époque d’individualisme narcissique, comme aussi de peur face à “l’autre”, de mondialisation, alors que sur les réseaux sociaux on attaque l’autre avec une violence meurtrière. Et nous avons aussi à ne pas oublier le pardon, comme le disait Pascal GOLLNISCH.
Comme fondement de ce dialogue , il nous faut être attentifs au fait que ce que nous appelons nos “identités”, de quelque ordre qu’elles soient, ne sont jamais que des “adjectifs qualificatifs”. Ces identités sont diverses, oui, mais le seul “substantif”, c’est “personne humaine”, et ce substantif nous est commun. Le dialogue, lui, va nous conduire à “l’unidiversité” : une unité d’ordre symphonique, comme ce qui se passe à la Pentecôte, quand chacun des auditeurs entend la parole des apôtres dans sa propre langue.
Dans cette même perspective, plusieurs des intervenants ont souligné l’importance d’une citoyenneté partagée et reconnue à tous comme base de l’Etat, au-delà justement des identités et appartenances particulières : l’autre, quel qu’il soit, reconnu, parce qu’ayant droit à être reconnu sans discrimination aucune. C’est quelque chose qui va à peu près de soi en Europe occidentale, et ceux qui viennent du Moyen Orient (ou d’ailleurs) en bénéficient ici (malgré néanmoins encore trop souvent des difficultés). La liberté de conscience et de religion, en particulier, nous est assurée. Ce fondement citoyen, pour ces personnes qui ont souffert au Moyen Orient de discriminations, va être un facteur positif qu’ils devraient en quelque sorte transmettre dans leur région d’origine, car là aussi les États devraient ne jamais se bâtir sur une base identitaire. Comme le rappelle l’article 1er de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
4. La Fraternité
On oublie trop souvent que cet article 1er de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme comporte deux phrases : la première affirme que tous les êtres humains sont nés libres et égaux en dignité et en droits ; mais on ne cite jamais la seconde qui stipule, en conséquence : “ils sont doués de raison et de conscience, et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.”
Notre Université d’Hiver, elle, a mis très heureusement l’accent sur cette fraternité comme le but ultime de notre préoccupation pour la paix au Moyen Orient, comme aussi notre responsabilité en tant que croyants. C’était l’objet de l’intervention de Vincent FEROLDI. Une fraternité que nous avons vécue ici au long de ces trois jours – nous nous sommes appelés “frères”.
C’était Paul Ricoeur qui notait que le meurtre d’Abel par Caïn, aux toutes premières pages de notre histoire humaine, telle que la Parole de Dieu nous l’évoque très significativement, nous montre que la fraternité n’est jamais quelque chose de naturel, jamais lié à une appartenance charnelle ou identitaire commune, mais résultera toujours d’un choix d’ordre éthique de notre part. Et Ricoeur souligne : effectivement, dans nos relations avec les autres, ce que nous voyons d’abord, c’est la différence. Il nous revient alors d’être capables, sous cette différence, réelle, de “reconnaître la ressemblance”, tout aussi réelle.
Comme la paix, la fraternité est tout un chemin : elle naîtra bien souvent de la rencontre concrète, du visage de l’autre qui, vu de près, nous devient humain, fraternel. Ou quand nous prenons conscience que l’autre vit des réalités semblables – des souffrances, des espérances semblables à ce que nous vivons nous-mêmes : ainsi nous avons cité ces groupes de deuil partagé, ou encore ces mères qui ont perdu leur enfant dans les conflits et qui se réunissent pour que d’autres mères ne vivent pas le même drame.
Nous avons bien entendu souligné à plusieurs reprises l’avancée décisive qu’a représentée la Déclaration commune du Pape François et du Grand Imam de l’Université Al-Azhar du Caire, Cheikh Ahmed el-Tayeb, le 4 février 2019, intitulée “Document sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune”. Et, même si cette déclaration s’adresse au monde entier, il est clair qu’elle a eu et aura un retentissement tout particulier au Moyen Orient. Cela nous avertit nous-mêmes que les efforts que nous ferons pour la paix au Moyen Orient auront, eux aussi, des conséquences bien au-delà. Nous devrions d’ailleurs nous saisir davantage de cette déclaration, la mettre en valeur, notamment en célébrant la “Journée internationale de la Fraternité humaine” instituée par les Nations Unies chaque 4 février, en mémoire précisément de cette déclaration.
Abdelkader OUKRID nous a montré, à travers plusieurs Versets du Coran, comment celui-ci fait un lien fort entre paix, fraternité et miséricorde. La paix, dans les cultures du Moyen Orient, n’est pas seulement l’absence de conflits ou leur résolution, comme Ernest REICHERT nous l’a dit : Shalom, Salam, signifie la vie qui atteint sa plénitude. Voilà ce qu’on se souhaite quand on se salue avec ce mot. Car la plénitude de la vie pour un être humain, de fait, ce sera foncièrement la relation heureuse avec l’autre : une relation nourrissante par la reconnaissance, la considération qu’elle m’apporte. Nous avons besoin les uns des autres, besoin de ce regard positif entre nous : nous ne pouvons vivre ni nous épanouir humainement sans cela.
Voilà ce dont nous avons alors à être les prophètes, comme l’ont été Charles de Foucauld, les moines de Tibhirine, frère Pierre Claverie et bien d’autres : prophètes de la Fraternité, de la Paix. Prophètes, parce que cette fraternité universelle, cette paix mondiale sont et seront toujours largement objet d’espérance. Mais c’est bien en raison de cette espérance pour demain que nous, aujourd’hui, comme nous avons cherché à le vivre en cette Université d’Hiver, nous continuerons à essayer d’œuvrer ensemble pour la paix : “Heureux les artisans de Paix, ils seront appelés enfants de Dieu.”