Leïla Tennci – « La béatification, un clin d’œil de l’au-delà »

Regard sur la béatification d’Oran – 3/6 – Témoignage de Leïla Tennci, algérienne et musulmane, membre du comité d’organisation autour de la cérémonie de béatification du 8 décembre 2018 à Oran.

Un vendredi matin, jour sacré des musulmans, je m’apprêtais à partir au cimetière quand j’ai reçu la bonne nouvelle, celle de la célébration de la béatification à Oran le 8 décembre. Mon cœur battait la chamade et j’ai éclaté en sanglots. Pourquoi maintenant à quelques jours de la mort de mon père ? Pourquoi aujourd’hui, jour de la visite des morts au cimetière, mais également jour de la Djoumouaâ en arabe qui veut dire « la ré-union ». J’ai essayé de décortiquer tout ce qui m’arrivait à cet instant-là et soudain j’ai aperçu dans cette nouvelle un clin d’œil de notre Dieu à tous qui me disait c’est le moment, il faut y aller. « C’était le moment de quoi ? », pensais-je. Et je me revois en train de me lever, d’ouvrir la porte et de m’orienter vers le cimetière musulman pour rendre visite à mes morts. Cette connexion avec cet au-delà parait déraisonnable pour des cartésiens. Mais avant de sortir, et sans trop réfléchir, il fallait que je fasse un message pour demander à être dans le comité d’organisation de la béatification sans mesurer ce qui m’attendait, et je m’en allais.

Au cimetière, je souriais aux tombes comme s’il y avait une complicité entre moi et les morts, entre moi et cet au-delà, entre moi et Dieu. Je rentrais en amitié avec Dieu. Ma présence dans les préparatifs de l’évènement devenait pour moi une obsession. Et si on me disait « non, tu ne peux pas être dans le comité d’organisation », me dis-ai-je.

Le 18 septembre, je reçu un mail me souhaitant la bienvenue dans le groupe qui devait penser et concrétiser cet évènement historique. Le moment tant attendu arriva. J’y étais. Mon songe prenait forme. Je regardais vers le ciel et je revoyais ce clin d’œil souriant : « tu y es, maintenant tu fonces et tu ne regardes plus en arrière, tu ne penses plus. Tu as des choses à accomplir. Tu l’as promis. Ça ne va pas être facile. Je serai là pour t’aider », me dira t-il. Ce signe de Dieu, je l’avais tant cherché, je l’avais tant prié.

Dans nos réunions, nos partages, nos différences, nos fatigues, notre course contre le temps, l’angoisse de rater quelque chose, de commettre des erreurs, nous étions mes collègues et moi comme portés par une force qui nous poussait vers l’avant et parfois vite. Nous étions dépassés par ce miracle qui nous réunissait. Ce comité d’organisation était lui-même à l’image de cette béatification: des personnes différentes, pas toujours d’accord mais très zen. Nous avions le même objectif: réussir l’évènement et faire face au monde entier à partir de mon Algérie à moi, comme je voudrais qu’elle soit, terre clémente, fraternelle, plurielle et universelle. Nous étions un peu fous mais nous n’avions pas tort de l’être. Nous avions raison de faire confiance à ces signes de Dieu qui nous faisaient des clins d’œil à tout moment durant lequel on pouvait paniquer, angoisser ou encore se réjouir.

Dans la répartition des tâches, j’ai choisi de m’occuper de toute la partie algérienne, son information, son inscription, son accueil. Il fallait respecter le quota mais aussi il fallait que les Algériens ne se sentent pas exclus de ce qui allait se passer. La touche algérienne était importante car derrière la béatification des 19 bienheureux morts pour ce peuple, pour ma terre natale, il y avait tout ces Algériens anonymes, ou pas, à qui on devait rendre hommage et ils sont des milliers. Je voulais aussi gérer les journalistes algériens. Les maitriser, devenait mon devoir de peur qu’ils ne manipulent l’information par erreur. Leur donner le maximum d’informations justes pour que la grâce de cette béatification et son message pénètrent dans les maisons algériennes. Je voulais que les petits gens de ma société algérienne comprennent grâce à mes amis journalistes que ce qui se passe dans leur pays en ce moment est grandiose et unique et qu’ils peuvent être fiers de leur pays. Je voulais que la béatification réconcilie les Algériens avec l’Algérie, avec leur passé, avec leurs blessures et pourquoi pas avec leurs ennemis. Cette tâche ne devait être effectuée que par des journalistes algériens. Les médias allaient devenir mes alliés pour leur rendre hommage à eux-mêmes d’abord, eux qui ont résisté à la décennie sanglante qu’a traversée l’Algérie et qui ont perdu de nombreux confrères. Ils me l’ont bien rendu car ils ont été comme des frères et sœurs pour moi. Certains, avant de diffuser une information télévisée ou écrite me demandaient si tel élément ou autre était bien juste.

Quand l’évènement s’approchait à grand pas, on mesurait nos faiblesses, nos fragilités, nos limites. On devait faire appel à d’autres personnes pour nous faire aider. Le comité s’agrandissait. On courrait dans tout les sens. L’évêché ressemblait à une salle de presse. On vivait l’urgence. On comptait les minutes, puis les secondes. On ne dormait plus. Puis les derniers jours ressemblaient à la préparation d’un grand mariage. L’arrivée des uns et des autres, l’aéroport, leur hébergement, leur restauration…Même la police algérienne est devenue une amie. Tout se mettait en place. A sa bonne place. Tout le monde a collaboré au bon fonctionnement.

Ce qui n’était pas prévu, c’est que le jour de la veillée du 7 décembre à 10h, il m’a fallu enregistrer une émission de 30 minutes sur canal Algérie avec Mgr Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran. Le but a été d’expliquer sur une chaine algérienne à des Algériens le sens de cette béatification vu par un évêque et par une citoyenne algérienne ordinaire. Au-delà de son aspect médiatique, l’émission « Bonjour d’Algérie » retransmise sur toute l’Algérie ressemblait à un autre clin d’œil venu de l’au-delà. Dieu était là. Il parlait à travers nous. Nous exprimions son langage divin à un pays, à une terre, à une humanité. L’Algérie a été élue pour que le monde entende ce discours. Celui de la paix, de la fraternité. Le soir de la veillée, ce langage était encore plus collectif. C’est à travers les familles et les amis des Bienheureux que Dieu était encore plus présent : la mère de Mohamed Bouchikhi avec la sœur de Pierre Claverie, le frère de Christian de Chergé, le fils de Mohamed l’ami de Christian, le père Henri Teissier, le père Jean-Marie Lassausse et le frère Jean-Pierre Schumacher, rescapé de Tibhirine…etc. Des visages et des discours sous une lumière divine en présence de chrétiens et musulmans, la chorale chrétienne et la confrérie alawites, côte à côte. Mon rêve était devant moi en train de se concrétiser. A cet instant, j’étais sûr que j’étais en train de vivre un vrai miracle. Je ne sais pas s’il se reproduira et seul Dieu sait que je le voudrais bien.

Le lendemain, samedi 8 décembre, le grand jour, la visite à la mosquée Ibn Badis en compagnie des autorités algériennes, de la presse étrangère et locale, les sœurs et frères musulmans et chrétiens, fut aussi un grand signe. Après le bruit du Baroud de la Fantasia à l’extérieur, on est tous entré dans une mosquée avec la sourate Meriem (Marie). Passant du bruit au silence, aux larmes, aux battements de cœur. Nous étions en famille. Nous ne savions plus qui était qui. Nous étions ensemble. Je crois qu’il n’existe pas d’autre bonheur que celui-ci.

La montée de Santa-Cruz, dans le bus a été pimentée par la rencontre de deux frères dont la famille était paroissienne de l’église du St. Esprit, là où j’exerce mon métier quotidien. Un autre petit hasard. J’ai passé le temps de la célébration en haut avec mes frères journalistes. De là haut, je suivais le testament de Mohamed en arabe et en Français lu par Mgr Vesco, la minute de silence pour l’ensemble des martyrs algériens chrétiens et musulmans, la descente de la bannière avec les 19 bienheureux et les noms anonymes de toutes les victimes de la décennie noire, le geste de paix entre les membres de l’église et les imams présents à cette célébration, les embrassades et les youyous, les messages de paix et de fraternité. J’étais tellement fière de mon pays. Fière d’être algérienne.

Aujourd’hui, plusieurs mois après, je reste bercée par cet événement comme une chanson douce pour me rendormir et retourner vivre mon songe. Je ne veux pas me réveiller. C’était trop beau et j’étais trop bien. Je reste bloquée comme si je voulais retenir chaque moment vécu, chaque geste effectué.  Inconsciemment je ne voudrais pas que ça se termine, que cette béatification soit souillée par le quotidien. J’essaye de ralentir au maximum le temps pour qu’elle reste présente. Il faut faire le deuil maintenant, me détacher, reprendre le quotidien, vivre cette béatification au jour le jour.

Leïla Tennci
CDES-Sophia/Université d’Oran

Retrouvez l’ensemble des textes de notre série « Regards sur la béatification d’Oran », ICI.

 

Illustration : La bannière des 19 bienheureux