Nos perspectives communes de paix, par Ernest Reichert.

Voici la conférence conclusive d’Ernest Reichert, donnée à l’Université d’Hiver 2023 le 19 mars. Pasteur de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL), il a été directeur de l’Action Chrétienne en Orient (ACO) de 1992 à 2007 et secrétaire général de l’ACO Fellowship de 1995 (date de sa création) à 2007. Il est actuellement Président des Amis de Sabeel-France, association appartenant au réseau qui relaie à travers le monde l’action de Sabeel International. Sabeel (le chemin, le chenal, ou la source, en arabe) est un Centre oecuménique de Théologie de la Libération établi à Jérusalem et à Nazareth.

“Nos perspectives communes de paix. Point !” Il faudrait plutôt un grand point d’interrogation, car la situation est terrible partout, nous le constatons et nous l’avons analysé. Mais que pouvons-nous faire ? Comment vivre avec cette réalité ?

Notre première réponse à cette question, la première attitude possible, est sans doute de nous tourner vers ceux qui sont pris dans la tourmente. Ils ne sont pas seulement des victimes, ils ont des choses à nous dire. Car ce sont pour nous des frères et des sœurs dans la crise qu’ils traversent.

J’aimerais citer les paroles de Hadi Ghantous, pasteur et théologien syrolibanais (dans Le Levant n° 109 de décembre 2020) : “Nous sommes appelés à nous souvenir que toute la Bible a été écrite par des gens traversant des crises. C’est dans ces périodes-là que la théologie se développe… Nous sommes appelés à voir dans cette période de crise un temps de deuil, aussi de notre manière traditionnelle de vivre notre foi… La vocation de l’Église n’est pas de survivre, mais de servir et de se sacrifier pour permettre à d’autres une vie meilleure : ne pas seulement être présents, mais changer les choses”.

Il faudrait que justement en cette période de crise nos Églises prennent conscience plus fortement de la dimension universelle de leur communauté. Quand nous confessons notre foi, nous disons toujours : “Je crois la sainte Église universelle (ou catholique, cela veut dire la même chose)”. Sommes-nous conscients de ce que cela signifie concrètement ? Et de même nous prions (ou récitons-nous seulement ?) “Notre Père…”. Quel est le sens de ce “Notre” ? Certains en seraient-ils exclus ?

Il importe d’être à l’écoute de cette universalité, et des messages que ces frères et sœurs nous adressent. A l’écoute de leurs appels. Force est de constater qu’à ce jour nos institutions-Églises n’ont pas répondu, du moins pas officiellement et publiquement, aux appels Kairos. Et que font-elles des informations envoyées semaine après semaine par la Vague de prière de Sabeel, de celles contenues dans les rapports des accompagnateurs œcuméniques (EAPPI), ou de celles sur les réalités d’apartheid en Palestine et en Israël même ?

Il importe d’être à l’écoute de tous ces messages. Et de prier bien sûr, de les reprendre dans notre intercession. Mais prier ne remplace pas l’action. Prier prend tout son sens dans l’action : prendre position, en appeler aux gouvernements, par exemple pour lever les sanctions envers la Syrie, car ceux qui en souffrent ne sont pas les puissants, pas ceux qui ont le pouvoir, mais c’est tout le peuple, et les plus pauvres surtout.

Et puis il nous faut toujours reposer la question : Qu’est-ce donc que la paix ? Elle est bien plus que l’absence de guerre ou de menaces ou de conflits. “Shalōm”, ou “Salām”, exprime d’abord une attitude de confiance, même dans l’adversité et justement dans l’adversité ou la crise : cf. les témoignages de chrétiens qui ont découvert une nouvelle profondeur de leur foi et de leur confiance justement dans des situations d’épreuve. “Shalōm” ou “Salām”, c’est la sérénité, la plénitude, la reconnaissance, la confiance dans des situations de vie qui ont tout pour étouffer de telles attitudes. C’est quelque chose qui est donné, offert, et surtout quelque chose à partager. Et cela suppose la rencontre, sans la moindre exclusive, sans le moindre a priori, et au-delà de son propre cercle.

Une chose qui m’est aussi devenue claire via Sabeel, c’est que la paix va de pair avec la justice, et les deux mots vont souvent de pair dans les textes bibliques. Dieu n’est pas seulement celui qui donne la paix, il est aussi celui qui exige la justice. Il n’est pas seulement celui qui donne une terre où vivre, il peut aussi reprendre cette terre si la justice n’y est pas mise en œuvre. Car c’est lui qui en est le seul propriétaire : “Au Seigneur la terre et ses richesses…” (Ps 24 (23).1).

Il s’agit donc de relire les textes bibliques, de nous souvenir par exemple, en pensant à l’ensemble Israël-Palestine, que ce n’est pas Israël qui est au centre de ce que nous appelons l’Ancien Testament, mais c’est Dieu ! Et ce sont des membres de ce peuple qui ont témoigné de cela dans ces Écritures, Écritures qui sont souvent exploitées en un sens tout à fait contraire par les colons juifs ou les chrétiens sionistes de nos jours. Et ce Dieu est un Dieu qui veille sur toute sa création et qui se préoccupe de toutes ses créatures, et qui veut le montrer à travers nous et à travers tous ceux qui prennent sa Parole au sérieux.

Et puis il est important aussi de considérer la dimension prophétique qui est attendue de nous. Naïm Ateek, le fondateur de Sabeel, ne cessait de répéter que cette dimension manquait aujourd’hui dans nos communautés. On y rencontre plus une diplomatie prudente qu’une parole prophétique, et qui ose heurter, aller à contre-courant, interpeller, prendre des risques.

Les “perspectives de paix ?”, nous pouvons les voir dans ce que font nos Eglises partenaires et leurs membres dans les situations de crises qu’elles connaissent :
– ceux qui, en Palestine, ne tombent pas dans le piège de la violence ; ceux qui ne partent pas mais qui restent malgré tout et qui s’engagent sur place (cf. Munther Isaac et son initiative
Christ au Checkpoint).
– les Églises qui, en Syrie, sont intervenues après le séisme en accueillant dans leurs
églises, leurs écoles, leurs locaux paroissiaux non fragilisées par les secousses des centaines de personnes sans-abri ou ne se sentant plus en sécurité dans leurs logements, et qui leur ont fourni une aide matérielle (couvertures, matelas, vêtements, nourriture, eau potable, médicaments, produits d’hygiène, couches pour bébés, médicaments…) malgré leurs propres manques…
– celles qui, au Liban, ont ouvert des classes spéciales pour les enfants réfugiés…

Et tout ceci dans un esprit d’ouverture interreligieuse ! Notre rôle, pour construire la paix, est d’être les témoins : témoins d’une paix offerte, à vivre, à partager. Cf. une prière reçue d’Alep début mars : “Les années de guerre contre notre pays, la Syrie, depuis 2011 et dont l’agression se poursuit jusqu’à ce jour, que ce soit sous son aspect sauvage et militaire ou sous sa forme économique et injuste, nous ont privés des besoins élémentaires : du pain, du chauffage, de la sécurité… Les obtenir est devenu difficile et rare et nous demande des efforts considérables. Quand la terre a commencé à trembler sous nos pieds à l’aube du 6 février dernier, notre condition était au plus bas psychologiquement, moralement et physiquement. Son impact et celui de toutes les répliques jusqu’à ce jour est dur pour nous tous, dans nos foyers et sur nos lieux de travail. Mais merci à Dieu, qui nous prodigue encore la grâce de la joie pour chaque morceau de pain que nous prenons, pour chaque rayon de lumière qui illumine notre chemin, pour chaque degré de chaleur qui nous rend la vie plus confortable et plus sûre. Merci à Dieu qui nous donne encore la grâce de l’attente et de la patience…” Une telle attitude n’est-elle pas aussi un élément de “nos perspectives communes de paix” ?

J’aimerais me référer à la “Règle d’Or”, qui a toujours été la devise de l’Action Chrétienne en Orient : “Tout ce que vous voulez que les gens fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux” (Matth.7.12). Il est certes important que nous demandions à d’autres, à ceux qui sont en situation de pouvoir, d’agir, mais la première question n’est-elle pas : Qu’est-ce que nous-mêmes nous pouvons faire ? Et qu’est-ce que nous pouvons faire ensemble, et au-delà de nos limites confessionnelles et religieuses ?

Cela ne nous dispense pas d’interpeller nos dirigeants politiques. Mais l’essentiel c’est d’au moins essayer d’être des “témoins” d’un monde autre et dans lequel chacun peut trouver sa place et sa dignité, des témoins d’une paix reçue avant d’être partagée, et reçue pour être partagée.

Ernest Reichert

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