Mémoire de la guerre d’Algérie, par Daniel Rivet. “En Algérie et en France”.

Nous publions en deux livraisons le texte consacré à la « Mémoire de la guerre d’Algérie » que Daniel Rivet, grand spécialiste du Maghreb (1) a rédigé pour CDM.

La question de la mémoire dans nos sociétés a donné lieu depuis quelques années à des études approfondies : comment la distinguer de l’histoire, de l’identité, comment se construit-elle, se transmet-elle, quel est son rôle, travaux qui témoignent de son importance dans la compréhension du monde contemporain (2).

Près de soixante ans après ce que d’un côté on proclamait être « une guerre de libération nationale » alors que de l’autre on s’entêtait à parler « des événements d’Algérie », il est précieux de s’interroger précisément sur les différentes mémoires de ces affrontements qui nourrissent de nos jours encore bien des incompréhensions, des blessures et des ressentiments.

Dans les deux premières parties de son article ici mises en ligne, Daniel Rivet décrit tout d’abord les différentes formes qu’a prises cette mémoire telle qu’elle s’est construite sur chacune des deux rives : « Mémoire empêchée des Algériens par le régime des militaires » et « Mémoire des Français encore malade de la guerre d’Algérie ».

Puis il montre qu’à l’intérieur même de chaque communauté nationale, loin d’être uniforme, cette mémoire prend des formes profondément différenciées en fonction de paramètres générationnels (Algérie) ou selon la position ou l’implication des uns et des autres dans le conflit (France).

Mais le plus grand mérite de cette réflexion est sans doute d’avoir cherché à dépasser cet inventaire des mémoires qui sont en grande partie à l’origine de « l’incompréhension [qui] continue à régir la relation entre les deux pays « (3) pour proposer un chemin vers une « mémoire équitable », riche et réconfortante réflexion que nous publierons bientôt dans un second volet.

CDM

(1) Voir notamment son précédent article “Le Maroc de Mohamed VI” publié sur ce site les 19 juillet, 29 juillet et 13 août 2020.

(2) Voir notamment « Présent, nation, mémoire » Pierre Nora – NRF Gallimard 2011 et « Les lieux de mémoire » collectif sous la direction de Pierre Nora– Collection Quarto Gallimard 1997.

(3) A propos « d’incompréhension » réelle ou artificielle, voir l’article de Slimane Bedrani « Algérie : le changement dans la continuité » publié sur notre site le 23 juin dernier à l’occasion du rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France par son gouvernement.

Mémoire de la guerre d’Algérie

Le président de la République, Emmanuel Macron, vient de confier à l’historien Benjamin Stora la mission de revenir sur la « mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » en vue de favoriser la « réconciliation entre les peuples français et algérien ». Je ne m’attarderai pas sur cet énième épisode d’un feuilleton politique qui traverse la Ve République depuis le rêve gaullien d’une Algérie fille aînée de la France dans le Tiers-monde, au lendemain des accords d’Evian en mars 1962. Mon propos se limitera à emprunter quelques pistes analytiques pour se repérer dans cette increvable guerre des mémoires.

1 – La mémoire empêchée des Algériens par le régime des militaires

Les Algériens n’ont eu droit qu’à une écriture officielle de leur guerre d’indépendance. Très tôt, le régime élabore un récit unique de cette guerre en créant un Centre national des études historiques dans l’ombre du Ministère des mudjâhidines. L’Etat s’arroge le monopole de l’écriture de l’histoire en sacralisant un peuple unanime, comme si la révolution algérienne n’avait pas été aussi une guerre civile entre Algériens. Avec sur un bord, les partisans de Messali Hadj, le patriarche du nationalisme algérien depuis l’entre-deux-guerres, qui diffèrent le passage à l’action armée, et sur l’autre, les activistes du FLN (Front de Libération Nationale) qui, au lendemain de la défaite française de Dien Bien Phu, déclenchent l’insurrection à la Toussaint 1954. Cette version officielle occulte le fait qu’au sein du FLN, les Centralistes (imprégnés de la culture communiste du débat politique) affirmèrent au Congrès de la Soummam la primauté du pouvoir civil sur celui des militaires et la prééminence des willayas (les maquis de l’intérieur) sur l’ALN (Armée de Libération Nationale) des frontières. Le régime fabriqua dans la même veine des lieux de mémoire. Ils exaltent la trilogie d’un peuple promu seul héros (batal) de l’indépendance, des combattants des maquis (les mujâhidin) et des soldats tombés au feu assimilés à des martyrs de l’islam (les shuhada’). Ce récit mythifié de la guerre fut prolongé par d’innombrables lieux de mémoire tels que le Musée national des mudjâhidines et le carré des martyrs au cimetière d’El Alia à Alger.

Sans doute, ce récit unanimiste subit-il des retouches depuis les années 1970. Les figures longtemps honnies de Ferhat Abbas, Ahmed Ben Bella et de Messali Hadj réapparaissent. Il n’empêche : l’Algérie reste une nation qui émerge en une seule fois lors du soulèvement du 1er novembre 1954. Dans les manuels primaires et secondaires en arabe, elle n’a pas d’existence singulière avant cette date fondatrice, sinon en tant qu’appendice de l’umma (la communauté des croyants), dont on tait les déchirements internes.

Il est difficile d’évaluer sur les esprits les effets de cette version de l’histoire nationale manipulée par un État autoritaire. L’Algérie longtemps resta une infinité de bouts du monde enclavés, comme en témoignent tant d’humbles petits cimetières de combattants tombés au feu édifiés par les mains pieuses des habitants du lieu. On peut du moins relever deux points :

– L’inflation du nombre de cartes d’anciens combattants délivrées par l’État : ils étaient 70 000 bénéficiaires à la fin des années 1970, 332 000 en 1995. Le fait d’avoir été ancien combattant donne droit à une pension et devient une ressource de légitimité primordiale. Cette enflure est paradoxale, puisque le nombre d’anciens combattants se raréfie au fil des décennies. Il témoigne à rebours du clientélisme et du népotisme croissant du régime. D’autant plus que les associations de fils de shuhada’ deviennent des lobbies de mémoire de plus en plus agissants. Avoir été un héros de la révolution algérienne se transmet de père en fils et tourne au privilège héréditaire.

– Les « années noires » (la guerre civile en Algérie de 1992 à 1997) brouillent ce paysage mémoriel. Depuis le tournant du siècle, les jeunes Algériens de plus en plus citadinisés et scolarisés se désintéressent de ce culte rendu à la guerre d’indépendance. Au respect dû aux ancêtres qui se seraient soulevés en bloc contre le colonialisme se substitue la question lancinante : qu’est-ce que nos parents ont fait durant les « années noires », de quel côté étaient-ils ? A la mémoire empêchée des années 1954-1962 succède une demande d’histoire de plus en plus exigeante sur le passé proche. Le Hirak1 n’est déjà pas loin.

2- La mémoire des Français encore malade de la guerre d’Algérie

Qu’on se réfère à la profusion, depuis plus de cinquante ans, d’émissions télévisuelles, de mémoires écrites des protagonistes, de romans et essais historiques consacrés à la guerre d’Algérie ! Cette hypertrophie de la mémoire provient du fait qu’une guerre n’en chasse plus une autre, puisque, pour la première fois depuis 1792, la France est durablement en paix. Mais plus sûrement, cette inflation mémorielle au sein de l’opinion correspond à l’avènement de la commémoration négative du passé : le moralo-mémorialisme mis en exergue par Charles Taylor dans Le malaise de la modernité (2002) et Jacques Derrida dans Le siècle et le pardon (2001).

Cinq coulées de mémoires au moins se cristallisent entre 1970 et 2000. Elles ne font pas suite à elles-mêmes, si bien qu’on en reste à une addition de mémoires sectorielles sourdes au malheur historique des autres.

– Les mémoires des « ex » qui tendent à disparaître faute de survivants. Il y a celle des officiers putschistes en avril 1961, passés ou non par l’OAS (Organisation Armée Secrète), et d’officiers à la retraite qui récrivent leur guerre fiévreusement avec de Gaulle pour cible privilégiée. Aux antipodes, il y a celle des anciens compagnons de route du FLN, qui continuent leur procès du Parti Communiste Français coupable de n’être pas entré dans une nouvelle résistance contre les fauteurs criminels d’une guerre absurde. Les uns comme les autres ressassent une littérature de ressentiment, sinon de vaincus, qui exerce encore des effets puissants sur l’opinion, partagée.

– La mémoire des pieds-noirs est affectée par le syndrome de la perte et du manque : la « nostalgérie ». Ils partagent la conviction d’être les « derniers des Mohicans » d’une Algérie heureuse, purgée du conflit primordial avec les indigènes et du souci d’avoir des comptes à rendre aux « pathos » (Français de France). C’est qu’ils constituent – à l’instar des Allemands repliés de l’Europe orientale – le cas d’une minorité historique exilée dépourvue de tout espoir de retour au pays natal à la différence des Polonais, Irlandais ou Basques émigrés aux Amériques. Ils peuvent s’adonner à l’illusion du temps retrouvé : par exemple à l’occasion de l’« Oranîmes », un sigle pour désigner la fête annuelle de la Vierge de Santa Cruz d’Oran transportée à Nîmes. Mais cette espèce de compulsion de répétition, pathétique, s’arrêtera lorsque ceux qui sont nés au pays achèveront de disparaître. Se cultive ainsi une mémoire amère, puisqu’elle ne peut pas entretenir de projet de retour.

– La mémoire de plus d’un million et demi d’appelés en Algérie se décline invraisemblablement au singulier. Or il n’y a pas une mémoire collective d’anciens soldats en guerre d’Algérie, malgré le support des associations d’anciens combattants et la multiplication de leurs souvenirs écrits… Quoi de commun entre les souvenirs d’un appelé dans les parachutistes crapahutant à travers les djebels et confronté à la pratique courante de la « question » (la torture) et ceux d’un troufion affecté à la garde de bâtiments publics ou de fermes de colons, qui ne fera jamais le coup de feu au cours de deux ans de guerre presque invisible.

– La mémoire mythifiée de la guerre de libération nationale par les Algériens vivant en France après 1962. De s’accrocher à ce moment historique métamorphosé en épopée, au prix de l’oubli de la guerre dans la guerre (FLN contre MNA2) si sanglante en métropole, leur permettra d’endurer les humiliations et les ratonnades qui leur sont infligées durant les années 1960 par les nostalgiques de l’Algérie française. Car ceux (plus de 300 000) que les accords d’Evian surprennent en métropole renoncent pour la plupart à leur nationalité française et optent pour une patrie algérienne cimentée par le sang de ses martyrs.

Cette mémoire ancienne connaît une résurgence depuis la mise au jour de la sanglante répression policière d’une manifestation d’Algériens orchestrée par le FLN (la VIIe willaya) le 17 octobre 1961 à Paris. Ce jour-là est devenu le niveau de base de la conscience historique de la jeune intelligentsia protestataire d’origine algérienne passée par le tourniquet de l’université et nourrit une représentation victimaire du passé proche.

– Une mémoire de femmes, spécifique, opère silencieusement. Il y a celle, volatile, des fiancées clouées à une interminable attente durant le séjour de leur promis en Algérie. Il y a celle des ouvrières (du moins une minorité d’entre elles) plus sensibles que leurs collègues masculins d’atelier au drame des OS3 algériens dans la guerre, aux brimades policières et au racisme ordinaire dont ils furent victimes. Et puis surtout, il y a la mémoire de guerre que transmettent des assistantes sociales et étudiantes, les unes chrétiennes adhérentes de la JEC (Jeunesse étudiante catholique) ou de la Fédé (l’équivalent protestant de la JEC) ou bien militantes à l’UEC (Union des Étudiants Communistes), antenne du Parti communiste en milieu étudiant. Pour ces jeunes femmes, la guerre d’Algérie fut un temps fort de prise de conscience, d’engagement en politique et de révolte contre le magistère autoritaire des hiérarques ecclésiaux et des bureaucrates post-staliniens. Comme les jeunes hommes, certaines glissèrent du bénévolat (cours d’alphabétisation par exemple) à l’ultra-gauche et leur récit de vie culmine toujours avec ce moment de la guerre et du vide existentiel, qui s’empara d’elles après 1962. Mai 1968 pointe déjà son nez.

Daniel Rivet, 15-9-2020

1 En Algérie, le mouvement populaire contre un nouveau mandat du président Bouteflika, commencé en février 2019 (Ndlr)

2 MNA, Mouvement National Algérien, fondé en 1954 autour du vétéran nationaliste Messali Hadj (Ndlr)

3 OS, Ouvriers Spécialisés, terme désignant les travailleurs justement non qualifiés à l’époque de la grande industrie (Ndlr)

Photo http://djelfa.org/archive/archive_guerre_algerie

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