Le Maroc de Mohammed VI – Daniel Rivet (suite)

Daniel Rivet poursuit ici le tableau qu’il dresse de vingt années de règne du Roi Mohammed VI.

Le Maroc de Mohammed VI

II – Un durcissement dans les années 2000.

Les attentats terroristes perpétrés le 15 mai 2003 à Casablanca par des jeunes issus de bidonvilles vont contribuer à retendre l’atmosphère politique allégée depuis le congédiement de Basri. Le régime reprend en main la gestion du croire et de sa mise en pratique. Le ministre des Affaires religieuses et des Waqfs (biens de mainmorte dévolus à l’exercice du culte) – l’historien Ahmed Toufiq – va redéfinir l’islam marocain comme étant de rite malékite (l’une des quatre écoles juridiques en islam sunnite, la plus rigide avec la hanbalite), de doctrine ashariste (du nom d’ Al-Ash’arî, 711-795, inspirateur d’une théologie défensive : le kalam) et d’inspiration soufie (mystique). C’était remonter en arrière de l’islam réformiste des années 1930 à 1960 et réhabiliter la zaouïa, cette instance confrérique centrale dans le mode de socialisation des Marocains depuis le XVIIIe siècle. Alors que, des années 1940 aux années 1980, les partis politiques avaient constitué la pépinière où se recrutaient les hommes à talents, c’est désormais à la confrérie de la Bouchtitiya qu’il convient de s’agréger pour percer. L’affiliation confrérique supplante l’appartenance partisane.
A ce contrôle resserré des mosquées, des imams et du prône du vendredi (la khutba) par l’Etat, s’ajoute une répression impitoyable des activistes islamiques avec l’étroite collaboration de la CIA et de la police antiterroriste française. Au moins trois mille militants islamistes sont incarcérés et nombre d’entre eux torturés pour obtenir du renseignement dans le centre de détention clandestin implanté à Temara, au sud de Rabat. Du commissariat de Derb Moulay Cherif à Casablanca au centre de Temara, les séquestrés ont changé d’étiquette : des militants d’extrême gauche d’Ilal Amam ou du mouvement du 23 mars, on glisse aux islamistes plus ou moins noyautés par les réseaux d’al-Qaïda. Mais les méthodes de traitement des opposants radicaux n’ont pas changé.

Conjointement, le Roi et ses conseillers s’emploient à désactiver le champ politique mis en place au lendemain de l’indépendance. Ils affaiblissent tant que cela se peut les formations anciennes, partie prenante de la koutla dimukratiyya réalisée en 1992 entre l’USFP1, le parti de l’Istiqlal et le PLS (ex-parti communiste marocain). Hassan II avait forgé de toutes pièces des réseaux de clientèle sous étiquette partisane contre les partis qui avaient une dimension idéologique et une légitimité historique. A l’instigation de son principal conseiller, Fouad Ali El Himma, le Roi crée un parti à lui : le PAM ou parti Authenticité et Modernité. Cela revient à proposer une alternative au PJD (parti Justice et Développement), la formation qui draine les gens des grandes villes passés sous influence des islamistes soft, et qui représente une opposition à l’intérieur du régime. Tandis que les militants de Al ‘Adl wa Ihsân (Justice et Bienfaisance) fondé par le cheikh Yassine sont partisans d’un califat nommé par un collège de croyants experts et que les islamistes dits salafistes optent pour une république islamique, les uns et les autres campant dans l’opposition au régime. Le PAM qui draine les suffrages des petites villes et des ruraux (pour autant qu’ils votent) n’enraye pas la progression du PJD, contraint, aux élections municipales et législatives qui se succèdent de 2002 à 2011, de limiter le nombre de ses candidats pour rester derrière le parti du roi.

Entre temps, l’image du Roi s’est altérée. Malgré la mise au pas de la presse (dont témoigne l’étranglement financier du très libre de ton Maroc hebdo en 2010), une société civile en gestation depuis les années 1980 se consolide et se diversifie grâce au net : on recense 17 millions d’internautes au Maroc en 2014, des milliers de blogs et bientôt des millions de gens disposent d’un compte sur Facebook. La cyber-contestation pointe les manquements du roi à son métier (ses absences prolongées à l’étranger par exemple) et les affaires de corruption ou scandales financiers qui éclaboussent l’actualité. Le roi « cool » se mue en roi « cash ». On apprend grâce aux réseaux sociaux qu’il est le premier fellah du Royaume (ses domaines avoisinent les 200 000 ha), qu’il contrôle le premier groupe bancaire du pays (Attijani Wafa Bank) et que la SNI, un holding qui a absorbé l’Omnium Nord Africain, ancien fleuron de la Banque Paribas, s’intéresse à tout ce qui touche à l’immobilier, aux télécoms, à l’automobile et aux énergies renouvelables au Maroc.

Tant et si bien que la thawra de 2011 dont l’épicentre est tunisien, puis égyptien et syrien, se propage sur un mode propre au Maroc : c’est le mouvement du 20 février, manifestation de la rue qui se réédite chaque semaine jusqu’à la fin de l’année. Mais la Place Tahrir n’est pas marocaine. Les manifestants n’occupent pas un lieu symbolique et ne s’en prennent pas à la personne du roi. « Dégage » ne sera pas marocain. Ce qu’on revendique, c’est de passer de la sujétion au roi-sultan à la citoyenneté dans un Etat de droit monarchique. Le Palais Royal anticipe sur l’enflure prévisible du mouvement qui, parti des grandes villes de la côte atlantique, se diffuse à l’intérieur et gagne la jeunesse instruite, mais sans emploi, des villes moyennes. Dans son discours du 9 mars 2011, Mohamed VI annonce une nouvelle constitution remodelant celle de 1962 déjà toilettée en 1970, 1972, 1992 et 1996 par Hassan II. Cette nouvelle constitution est rédigée par des experts marocains (juristes et social scientists de renom) et non plus par des professeurs de droit français, complaisants (Georges Vedel, Maurice Duverger). Elle est approuvée en juillet par 98% de oui, un raz de marée qui prête à controverse. Elle oblige le roi à choisir un chef de gouvernement au sein du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges de députés aux élections. Le PJD sera avec M6 le grand vainqueur de la retombée du mouvement du 21 février. Son leader, plus populiste qu’islamiste, Abdelilah Ben Kirane s’engagera en tant que premier ministre dans une cohabitation asymétrique avec le Palais-Royal, qui garde en main propre les ministères régaliens. En 2016, les élections reconduisent le PJD aux affaires, mais débouchent sur un scénario bien moins conflictuel, puisque le Palais substitue à Ben Kirane, tribun osant dire non au roi, Saad Eddine El Othmani, qui n’a pas l’étoffe d’un za’im (homme fort, doté d’un charisme).

Depuis 2016, le Palais réactive sa stratégie de dénoyautage des partis et de neutralisation des institutions porteuses de pluralité des opinions et de diversification des comportements. Mais à la vague des contestataires soulevée au sein de la classe moyenne en 2011 succède depuis fin 2016 une flambée de mouvements erratiques à forte teneur régionaliste et contenu plus plébéien. Ce sont le Hirak (Mouvement) du Rif, les mineurs de Djerada, les marcheurs de la soif du Dra’ pré-désertique et les jeunes Sahraouis, qui ne suivent plus les vieux meneurs du Polisario à Tindouf, pas plus que les notables tribaux ralliés à la monarchie et reconvertis en barons affairistes. Cette jeunesse sahraouie a appris le lexique des droits de l’homme et sait toucher l’opinion internationale. Une sorte de levée en masse rampante soulève contre le centre les périphéries du Maroc : le Rif, l’Oriental, le Haut Atlas et le Sahara occidental. Elle relance un mouvement de bascule très ancien, dont avait joué le protectorat en s’essayant à la création d’un Berbéristan. Les Imazighen (berbères) se considèrent à juste titre comme les oubliés du pouvoir central. Mais ce dernier, pour l’instant, parvient à fragmenter la revendication centrifuge s’enflant à partir de mots d’ordre qui réhabilitent le local, mais ignorent le national : « mon école », « mon infirmerie », « ma route », en un mot « ma tribu ». On en comprend l’âpreté, quand on réalise que 40% de la population est encore analphabète dont plus de 60% des femmes, que la sous-nutrition resurgit les années de sécheresse (c’est le cas en 2020) et que le Maroc est le dernier élève de la classe maghrébine à l’indice du développement durable (121ème sur 189 pays concernés).

Daniel Rivet

1 Union socialiste des forces populaires, parti de la gauche sociale-démocrate.

Voir le premier article, “Les acquis d’une phase inaugurale” : https://www.chretiensdelamediterranee.com/le-maroc-de-mohammed-vi-daniel-rivet/

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