Regard sur l’Europe et la Méditerranée – conclusion – par Laurent Tessier.
« Unis dans la diversité » … La devise européenne peut apparaître pour beaucoup, aujourd’hui comme hier, comme un vœu pieux ou une formule creuse. C’est oublier que l’Europe s’est construite à travers les siècles dans une altérité fondamentale qui a pris tour à tour les visages de la guerre et de la paix :
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L’Autre, source de tensions et de conflits, comme en témoignent les Guerres de religions ou la Shoah ;
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L’Autre, source de richesses. Pensons à quelques grandes villes européennes aussi différentes que Marseille, Séville, Vienne ou Wrocław, des villes ouvertes sur le monde, véritables carrefours des cultures, villes foisonnantes dont la diversité culturelle et religieuse ont fait naître de grands esprits européens ;
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L’Autre, source de paix par le dialogue. L’Europe porte aujourd’hui dans le monde l’esprit du dialogue des civilisations.
Cette union dans la diversité n’est donc pas tant une visée utopique qu’un succès, tout en contraste et durement acquis, qu’il convient de conserver. Encore faut-il en avoir aujourd’hui pleinement conscience !
Écrire une Histoire, un récit commun
La paix n’est jamais définitivement acquise. Nous, Européens, vivons dans le luxe de connaître une longue période sans conflit ouvert, ce qui a tendance à nous plonger dans une certaine torpeur. Le temps faisant son œuvre, l’oubli est chose bien naturelle. Mais nous avons le devoir et la responsabilité d’entretenir avec intelligence des mémoires croisées, et de rédiger ensemble une Histoire, un récit commun. Et cela, afin d’adopter un nouvel éthos (P. Ricoeur)[1]. Il s’agit d’un exercice d’autant plus difficile aujourd’hui que le terrorisme, la xénophobie et les racismes obscurcissent considérablement notre horizon commun.
Pour réveiller la conscience européenne, nous devons faire l’effort de se souvenir ensemble du passé dans ce qu’il a eu à la fois de tragique et de porteur d’espoir. Car c’est dans les cassures du passé que l’on peut lire et comprendre l’histoire des peuples. C’est au prix de cet effort de lecture, aussi exigent et douloureux soit-il, que nous pourrons regarder dans les yeux cette « petite fille espérance », « petite fille de rien du tout » (…) qui, seule, nous portera et « traversera les mondes révolus » (Ch. Péguy)[2].
Se souvenir, c’est aussi la condition pour que chacun demeure pleinement conscient de la nécessité constante de la réconciliation. Œuvrer pour la réconciliation n’implique pas de lisser nos différences nationales ou de rejeter nos particularismes culturels, mais de les transcender dans un récit commun qui participe de la recherche d’un « nous » inclusif. On pense bien-sûr à l’amitié franco-allemande et aux gestes posés par l’Allemagne en direction de la Pologne et de la République tchèque ou encore aux relations apaisées entre catholiques et protestants irlandais. Mais cette question du pardon vaut aussi pour la Méditerranée dans son ensemble : pour la France et l’Algérie ou encore pour la Palestine et Israël, dont les relations conflictuelles rejaillissent bien au-delà de leurs territoires.
À la recherche d’un « nous » inclusif
Nous faisons face aujourd’hui à une crise de la conscience européenne. L’Union européenne tend à être réduite (ou à se réduire elle-même) à une union financière, commerciale et monétaire. Ce « machin » bureaucrate, ce « monstre froid » ne fait plus rêver personne. Seule la conscience d’être – ensemble – et de partager un « nous » inclusif pourra contribuer à redonner à l’« Union » un sens véritable et à forger un nouveau projet fédérateur.
Cependant de nombreux obstacles se dressent devant nous, et parmi eux certains nous obligent à une sorte d’introspection collective. Cet exercice ô combien douloureux nous confronte à notre propre fragilité et, par-dessus tout, nous force à définir de nouveau ce à quoi nous tenons, et à réaffirmer ce qui était à nos yeux définitivement acquis. Tel est le cas, comme le décrit si bien Jean Birnbaum[3], des terroristes djihadistes. Ces derniers, proférant « nous aimons la mort comme vous chérissez la vie », nous lancent un « vous », et ainsi – dans une sorte d’effet miroir déstabilisant – nous imposent un « nous » qui nous est haïssable.
« Comment pourrait-on recréer un nous qui serait porteur de conviction et qui ne serait pas un « nous » d’oppression, d’aliénation ou de domination, un « nous » mortifère ? ». Voilà la question que formule J. Birnbaum. Une question à laquelle il prend soin d’apporter un début de réponse. Pour cela, il convoque Jacques Derrida, philosophe de la déconstruction pourtant bien éloigné de cette problématique, qui à la fin de sa vie a esquissé un « nous » européen dans un esprit d’ouverture. Nous, Européens de diverses origines, toujours en mouvement, nous sommes les héritiers des philosophes grecs, d’une éthique biblique, de l’ironie des Lumières et des révolutions démocratiques. « L’Europe, poursuit Birnbaum, qui a comme particularité de ne s’être jamais laissé refermer sur elle-même doit faire valoir son droit à la différence face à l’islam en guerre avec elle-même. (…) Le nous auquel nous assignent les djihadistes est celui qui rassemble le vieil occident. » Valeurs, mémoire, vocabulaire, réflexes, « tout est enraciné dans cette aventure singulière ».
Au terrorisme s’ajoutent la radicalisation politique, les nationalismes, les fondamentalismes religieux, la violence des extrêmes, … Cet horizon n’est pas sans rappeler, par son obscurité, celui de l’Europe lors de la Grande Guerre. En novembre 1914, profondément meurtri par la guerre totale qui s’installait alors, Stefan Zweig écrivait à son ami Romain Rolland : « Qui me rendra mon sentiment européen et le sens de l’humanité ? (…) Le monde que j’aimais est de toute façon détruit, tout ce que nous avons semé est foulé aux pieds, à quoi bon recommencer une nouvelle fois ? ». Rolland lui répondit par ces mots porteurs d’une espérance aussi fragile que grande : « Que deviendra le monde après qu’auront passé ces cyclones de haine ? Que restera-t-il de l’Europe ? Je sais qu’il restera nous, et qu’il s’agit de sauver en nous l’esprit européen, ce n’est pas assez dire, l’esprit universel.[4] »
Ce « nous » renvoie à un esprit, à une conviction ; garantir son enracinement c’est le sauver.
Des racines vivantes enracinées dans le ciel
Réinsuffler une conscience sereine et apaisée est la condition première pour que s’épanouisse l’esprit européen, nourri par l’esprit du christianisme : un esprit d’ouverture et de dialogue. Il faut en effet être conscient de soi-même pour rencontrer l’autre. Il faut se sentir bien chez soi pour bien accueillir le monde ! De même que la justice sociale et le bien-être des peuples sont une condition sine qua non pour une démocratie vivante et inclusive !
L’ouverture au monde et à l’universel est possible si, et seulement si, l’exigence de l’enracinement – l’un des premiers besoins de la personne listés par Simone Weil[5] – est respectée. « Il me paraît impossible, dira Albert Camus, d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a défini dans L’Enracinement. » Cet enracinement s’opère à la fois par le passé[6], le milieu nourricier[7] et la participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité. Il ne faut pas voir dans ces racines une image fixe évoquant d’une manière douteuse et exclusive le « sang et le sol » (Blut und Boden) de l’idéologie völkish et nazie. Bien au contraire chez Simone Weil, les racines sont vivantes et en mouvement – l’enracinement –, doublement enracinées dans la terre et dans le ciel : « seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfouit profondément dans la terre ses puissantes racines. L’arbre est en réalité enraciné dans le ciel[8] ». La profondeur et l’élévation sont saisis ici d’un même mouvement qui traduit d’une manière sensible la transcendance que Hegel percevait dans l’esprit européen nourri par l’esprit du christianisme : « en Europe ce qui compte, c’est cette marche de la vie vers plus loin qu’elle-même[9] ».
Être conscient de ses racines communes, en l’occurrence judéo-chrétiennes (peut-être davantage chrétiennes que juives[10]), ce n’est pas défendre une identité fixe et exclusive, c’est se replonger dans l’héritage de Rome, d’Athènes et de Jérusalem qui n’a cessé de nourrir l’Europe et d’insuffler sur elle un esprit de réforme. L’Europe s’est plusieurs fois retrouvée au bord du précipice, mais s’est toujours redressée car elle a su puiser dans la sève de ses racines vivantes et transformer les crises en opportunités salutaires.
S’ouvrir à l’Autre, s’ouvrir au monde
En cela l’expérience européenne ne représente-t-elle pas un appui afin, non seulement, de s’ouvrir sur le monde mais également de développer un dialogue avec l’Autre, en premier lieu avec la Méditerranée dans toute sa diversité ?
En conclusion de La religion des faibles, Jean Birnbaum dresse un constat : « il n’y a pas d’universalisme sans conflit entre universels rivaux ». Après le « choc des civilisation » d’Huntington, le « choc des ignorances » du cardinal Tauran, Birnbaum esquisse ainsi un « choc des universels » : « Notre universalisme n’a de sens qu’en contraste avec d’autres, et il engage un discours partagé, lui-même ancré dans des pratiques sociales. » Les Européens, s’ils ne doivent plus s’imposer comme ils en avaient autrefois la force, sont encore en mesure de proposer au monde plus que des valeurs, un mode de vie propre. La responsabilité des Européens aujourd’hui est de protéger la « fragile promesse européenne ». Et pour cela, nous devons nous la réapproprier et non « la laisser à des partisans de l’identité tribale et raciste. »
Le sens donné à l’universalisme européen, par le contraste avec d’autres, ne peut être nourri que par le dialogue et non par l’affrontement. Au lendemain de la guerre 1939-1945, les Européens contraints à la paix, mais aussi galvanisés par une certaine utopie, ont mis en commun moyens de productions et richesses. Ce fut une première étape essentielle qui ouvra la voie à bien d’autres encore. Maintenant, allons plus loin ! Misons toujours davantage sur ce qui a fait le succès de l’amitié entre les ennemis d’hier et de l’idée européenne depuis la chute du Mur de Berlin, et sur ce qui permet d’entretenir aujourd’hui encore une conscience d’être et de faire ensemble : les jumelages, la mobilité des personnes et des biens (les programmes d’études et de stages Erasmus), l’entreprise et l’innovation, les échanges intellectuels et universitaires, le dialogue interculturel et interreligieux, les forums de discussion entre sociétés civiles, etc.
Conscients de cette expérience européenne réussie, forts des épreuves endurées et surmontées ensemble, nous pourrons aborder dans l’espérance et la fraternité le dialogue entre les deux rives de la Méditerranée. De ce dialogue pourrait émerger des ponts pour tenter de trouver ensemble des réponses adaptées à la tragédie migratoire et à la crise écologique par un développement intégral, écologique, social et économique, respectueux de nos différences. Dans ce sens, dix après l’Union pour la Méditerranée, le Sommet des « deux rives » annoncé en juin 2019 (Marseille) à l’initiative de la France – une conférence internationale qui donnera une large place aux acteurs de la société civile et aux jeunes –, est un signe fort. C’est là un dialogue qui s’impose naturellement, par notre histoire, notre présent et notre avenir.
Laurent Tessier
Notes :
[1] L’Europe impose de combiner les deux pôles que sont l’ « identité » et l’ « altérité », pour cela Paul Ricoeur imagine trois modèles de médiation : « La traduction, avons nous dit, est la seule manière de manifester l’universalité du langage dans la dispersion des langues. La narration croisée, avons-nous ajouté, est la seule manière d’ouvrir la mémoire des uns sur celle des autres ; le pardon, avons-nous affirmé pour finir, est la seule manière de briser la dette et l’oubli et ainsi de lever les obstacles à l’exercice de la Justice et de la reconnaissance. » Cf. Paul Ricoeur. « Chapitre IV : Quel éthos nouveau pour l’Europe? » In Imaginer l’Europe. Le marché intérieur européen, tâche culturelle et économique, sous la direction de P. Koslowski, Paris: Cerf, 1992. p.107-116 http://www.fondsricoeur.fr/uploads/medias/articles_pr/quel-ethos-nouveau-pour-l-europe.pdf
[2] Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1912.
[3] Jean Birnbaum. La Religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous (Paris : Seuil, 2018).
[4] Échange épistolaire entre Stefan Zweig et Romain Rolland (novembre 1914) lu par G. Gallienne dans l’émission « Ça ne peut pas faire de mal » sur France Inter, le 29 avril 2017. https://www.franceinter.fr/emissions/ca-peut-pas-faire-de-mal/ca-peut-pas-faire-de-mal-29-avril-2017
[5] Rédigé par Simone Weil peu de temps avant sa mort, à Londres durant l’été 1943, l’Enracinement se veut comme l’indique son sous-titre un « prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain ». Alors que la tradition juridique implique que les devoirs découlent des droits individuels et collectifs, Simone Weil prône à l’inverse que ce sont les droits qui doivent découler des obligations et des devoirs envers l’être humain. Respecter ces obligations, c’est répondre aux besoins physiques et moraux, au premier rang desquels figure ce que S. Weil définit par l’Enracinement : « l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » (S. Weil. L’Enracinement ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Paris : Flammarion, 2014, coll. « Champs classiques », p.113)
[6] Face à la tentation totalitaire d’accoucher un « Homme nouveau » en faisant table rase du passé, Simone Weil répond : « l’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. » (ibid, p.120)
[7] En ce sens Simone Weil considérait que la personne devait respect à une collectivité, quelle qu’elle soit, non pas pour elle-même mais « comme une nourriture pour un certain nombre d’âmes humaines ».
[8] Extrait de La Personne et le Sacrée, cité dans F. Cheng. De l’âme. Paris : Albin Michel, 2016, p. 129-130.
[9] https://www.collegedesbernardins.fr/content/leurope-quel-horizon-spirituel-et-politique
[10] Davantage chrétienne que juive d’ailleurs https://paroles-citoyennes.net/spip.php?article858
Illustration : “Enraciné dans le ciel”, By Felix Mittermeier (CC0 Domaine public)