Gérard Haddad : “La fraternité pacifiée d’Ismaël et Isaac doit inspirer le Proche-Orient”, sur le site de l’hebdomadaire La Vie.

Voici un interview de Gérard Haddad réalisé par Dominique Fontlupt, journaliste à l’hebdomadaire La Vie, publié le 11 juillet 2025. Il nous est transmis par Patrick Gérault, président d’honneur de CDM, et il est en accès libre en ligne. Gérard Haddad est psychiatre, psychanalyste, essayiste. Il est récemment intervenu dans le cadre du Groupe d’Amitié Islamo-chrétienne (GAIC) au Forum 104 à Paris. On trouvera ci-dessous son exposé édité par Laurent Baudoin et publié par le GAIC.

Contre un sionisme oublieux de ses sources juives, le psychanalyste Gérard Haddad propose le modèle du bon voisinage des deux fils d’Abraham pour dépasser le “complexe de Caïn”. Car dans la Bible, le meurtre du frère est le véritable péché originel.

Gérard Haddad, né à Tunis en 1940, devenu français en 1967, fut d’abord ingénieur agronome et riziculteur au Sénégal avant de reprendre des études de médecine à 30 ans pour devenir psychiatre. Sa psychanalyse avec Jacques Lacan dans les années 1970 l’a conduit à renouer avec son héritage juif et à se plonger dans l’étude de la Bible. Il conteste la théorie freudienne selon laquelle le psychisme humain est fondé sur le complexe d’Œdipe et le meurtre du père. Il soutient que c’est la haine fratricide, le “complexe de Caïn” qui explique l’origine de la violence (À l’origine de la violence. D’Œdipe à Caïn, une erreur de Freud ? Salvator éditeur).

Atterré par les événements qui ensanglantent Israël et la Palestine depuis le 7 octobre 2023, Gérard Haddad assume un Éloge de la trahison (Le Passeur Éditeur), recueil de 12 “lettres enflammées sur l’avenir d’Israël” adressées à son maître spirituel Yeshayahou Leibowitz. Scientifique et philosophe, juif orthodoxe, Leibowitz, mort en 1994, a élaboré une critique du sionisme, idéologie à laquelle il avait pourtant adhéré dans sa jeunesse, mais dont il avait prophétisé les dérives nationalistes.

Proche de l’Union juive française pour la paix (UJFP) et du collectif Tsedek! contre le colonialisme et le racisme d’État israélien, Gérard Haddad rappelle sans relâche que la haine ne sera surmontée que par un retour aux valeurs fondatrices des grands mythes qui éclairent la culture gréco-abrahamique de deux peuples frères.

Vous vous exprimez régulièrement contre la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens. Comment avez-vous vécu les 18 derniers mois ?

Je suis français, je suis tunisien, je suis juif, je suis arabe, je suis meurtri. Quand les représailles après le 7 Octobre ont tourné au massacre de dizaines de milliers de civils, enfants, femmes, vieillards, et à la destruction systématique des hôpitaux, des universités, des écoles, quelque chose en moi a basculé. Les Israéliens ont dépassé toutes les limites de la barbarie. Ils sont collectivement plongés dans une totale faillite morale et y entraînent leurs alliés qui se taisent et leur livrent des armes. Ils entraînent aussi dans ce désastre l’ensemble du peuple juif.

Fin juin, le journal Haaretz, que je lis quotidiennement, a publié le témoignage de soldats et d’officiers chargés de la sécurité des centres de distribution alimentaire de la Gaza Humanitarian Foundation, une organisation américaine sous supervision de l’armée israélienne. Ils décrivent des fusillades systématiques de Palestiniens en quête de nourriture, selon une stratégie cyniquement appelée « poisson salé », l’équivalent du jeu « Un, deux, trois soleil ». Folie des folies, dirait Qohèleth, le livre de l’Ecclésiaste que j’ai récemment retraduit.

Vous êtes vous-même un ancien sioniste. Comment avez-vous évolué vers sa critique radicale ?

Dès l’école primaire en Tunisie, mes parents m’avaient inscrit dans un mouvement de jeunesse afin de m’initier à l’hébreu moderne avec le projet d’une émigration familiale. Adolescent, je rêvais de vivre en kibboutz. Après la mort de Lacan, je n’ai pas hésité à embarquer toute ma famille à Jérusalem dans l’idée d’y développer mes travaux sur la relation entre la Bible et la psychanalyse. Pendant trois ans, j’ai exercé comme médecin dans un hôpital psychiatrique à Beer-Sheva.

En 1989, j’ai rencontré Yeshayahou Leibowitz, un homme exceptionnel pétri de pensée juive, grand disciple de Maïmonide (philosophe juif du XIIe siècle, ndlr). Leibowitz m’a ouvert les yeux sur une réalité : l’État d’Israël occupe un territoire dont il a chassé les habitants palestiniens. Je l’ai entendu dire : “Aujourd’hui, on a tué 300 enfants ! C’est une tache qui ne s’effacera jamais sur nous. Je n’en dors pas.” C’était en 1989. Leibowitz était sioniste quand il s’est installé en Israël en 1934, mais dès la guerre de 1967, il comprend que l’État d’Israël était voué au désastre.

En 1982, pendant l’intervention israélienne au Liban, il avait qualifié le comportement de l’armée israélienne et de ses dirigeants de “judéo-fasciste”. Plus tard, il se déclarera “traître à toutes les valeurs qui règnent dans ce pays”. C’est l’idéologie sioniste que je combats, et non l’existence de l’État d’Israël qui doit changer et devenir une véritable démocratie, impossible sous le régime actuel de l’apartheid et de l’oppression du peuple palestinien.

Dans votre livre Archéologie du sionisme (Salvator), vous analysez cette faillite morale comme la conséquence de l’idéologie sioniste. Pourquoi cette affirmation ?

Le sionisme, qui date de la fin du XIXe siècle, s’est fortement nourri des idéologies de la fin du XIXe siècle : le nationalisme, le colonialisme civilisateur. Il a également été marqué par une doctrine en vogue dans les cercles médicaux mais aussi littéraires (Zola), celle de la dégénérescence. Max Nordau, médecin d’origine hongroise, conseiller et ami de Theodor Herzl, le théoricien du sionisme, affirmait que les Juifs portaient peu ou prou cette tare. Le sionisme avait pour but de régénérer le peuple juif, de créer des hommes de type nouveau. Il s’est fondé sur un mépris de toute l’histoire juive diasporique depuis la destruction du Second Temple en l’an 70.

Tuer en soi le judaïsme, c’est rejeter ses rites, ses croyances, ses valeurs : la recherche de la vérité par l’étude, mais aussi l’humilité dont Moïse — le fondateur ! — s’était fait le parangon. Le sionisme de Theodor Herzl était en fait une coquille vide dans laquelle se sont engouffrés dès les années 1930 certains mouvements religieux.

Leurs descendants, comme Ben-Gvir et Smotrich, se prétendant religieux, sont aujourd’hui membres du gouvernement d’extrême droite israélien (ils sont respectivement ministre de la Sécurité d’Israël et ministre des finances, ndlr) et lui imposent leurs diktats. En psychanalyse, le rejet total de ses racines, en l’occurrence de l’héritage culturel du judaïsme, évoque ce que Lacan nommait “forclusion”. La forclusion est porteuse d’une psychose latente, pouvant éclater en un moment de crise. Nous y sommes.

Comment passe-t-on de la forclusion, du déni de soi, à la guerre fratricide ?

La forclusion, c’est la folie. J’ai beaucoup réfléchi au récit du meurtre d’Abel par son frère Caïn. Le livre de la Genèse nous enseigne que la pulsion fondamentale de l’être humain, c’est le meurtre du rival, la tendance à vouloir éliminer ceux qui nous gênent. Le frère est le premier rival. Avant lui, ce qui inquiète le petit enfant, c’est son double dans le miroir. La littérature romantique est pleine d’histoires de doubles persécuteurs que l’on veut tuer, pulsion qui se transforme en suicide. Et qu’est-ce qui ressemble le plus au double ? C’est le frère.

Dans le défilé des générations raconté par la Genèse, il n’en est pas une où le conflit fraternel violent est absent. Il culmine avec l’histoire de Joseph et ses frères, récit où la vengeance fratricide est finalement refusée par la victime. La Bible nous appelle à surmonter ce mal, cette haine du frère, à la métamorphoser en amour ou, à tout le moins, en relation pacifique.

La loi de Dieu vient le rappeler sans cesse. “Tu ne tueras point”, dit le sixième commandement. “Et ton frère vivra avec toi”, dit le Lévitique. On peut tuer de plusieurs façons. Notamment en détruisant le désir de l’autre, comme le fait Israël : il détruit le désir du peuple palestinien d’avoir sa liberté.

Le conflit entre juifs et musulmans, entre Israéliens et Palestiniens, ne plongerait-il pas justement dans la rivalité entre les fondateurs mythiques des deux traditions, Isaac et Ismaël ?

Précisément, ces deux frères-là font exception à la rivalité fraternelle dont les récits bibliques sont saturés. La jalousie qui est en jeu dans cette histoire est celle de leurs mères, Sara la Sumérienne et Agar l’Égyptienne. Ce mythe fondateur troublant est en réalité mal connu ou carrément déformé pour justifier le fait que les descendants d’Ismaël, fils d’Agar, la servante d’Abraham, soient aujourd’hui des citoyens de seconde zone. On oublie, par exemple, que Dieu s’adresse par trois fois à Agar et ne parle jamais à Sara.

En quoi les figures d’Ismaël et Isaac peuvent-elles inspirer un dépassement de cette pulsion meurtrière ?

La Torah ne dit à aucun moment qu’Ismaël et Isaac ne s’entendaient pas. Les versets 24 à 62 de la Genèse racontent la première rencontre entre Isaac et sa future épouse Rébecca. Ils se croisent alors qu’Isaac revient d’une visite à Lahaï-Roï, “la source du vivant qui me voit”, où Agar s’est installée après avoir été chassée par Abraham et Sara. Si Isaac a entrepris ce voyage, c’est pour opérer une réconciliation avec son frère et sortir de l’enfer de la rivalité meurtrière. Comme s’il voulait conjurer le noir avenir qui menace les deux descendances si cette exclusion n’était pas réparée par ces retrouvailles.

On lit aussi qu’Abraham épouse en secondes noces une femme qui s’appelle Qetoura. Le grand exégète du XIe siècle, Rachi de Troyes, affirme que Qetoura n’est autre qu’Agar. Toujours est-il qu’il retrouve une vigueur et lui fait six enfants ! Ismaël et Isaac enterrent ensemble leur père Abraham, comme l’indique le chapitre 25 de la Genèse. Il est dit qu’Isaac va s’installer près du puits de Lahaï-Roï. Les deux frères vivent donc selon la Bible en bon voisinage.

Le nom Ismaël, “Dieu entendra”, était vénéré dans le monde hébraïque antique, en la période du Second Temple. C’est ce nom que portaient souvent les grands prêtres. L’un d’entre eux, Rabbi Ismaël (90-135, ndlr) fut la plus haute autorité de son temps. On lui doit la définition des 13 règles à mettre en acte pour l’exégèse du texte biblique. C’est un texte sacré qui appartient à la prière quotidienne. Malheureusement, cette histoire fait l’objet d’un déni en Israël. Si j’avais aujourd’hui un enfant je l’appellerai Ismaël.

Comment sortir de cette rivalité meurtrière pour la terre de Palestine ?

Seule une intervention étrangère peut nous sortir de cette impasse absolue. L’Europe s’est ridiculisée, la France est inexistante. L’espoir des deux États ne tient plus la route. La solution à un seul État doit être explorée.

Eliezer Ben Yehuda, l’homme qui ressuscita l’hébreu comme langue vivante avait déjà cette lucidité dès 1880, date où il s’installa à Jérusalem. Auteur du premier dictionnaire de langue hébraïque moderne, il s’est fait aider par un intellectuel palestinien musulman, de la famille Husseini, pour forger de nouveaux mots, absents de l’hébreu biblique. Eliezer Ben Yehuda imaginait déjà un État binational confédéral sur le modèle suisse, par “cantonisation”.

Cette vision prophétique n’était malheureusement pas partagée par le mouvement sioniste de Herzl qui naîtra 15 ans plus tard et qui ignorait la réalité humaine du territoire. L’idée d’un seul État progresse cependant aujourd’hui aussi bien chez les juifs, comme l’éminent journaliste Gideon Levy, membre de la direction d’Haaretz, que chez des Palestiniens. Dans cet état, il y aurait égalité des droits et des devoirs de l’ensemble des citoyens. Mais le sionisme est une telle prison mentale que nul ne peut dire jusqu’où ira cette folie collective. L’optimisme relève de la foi.

L’Expulsion d’Agar, de Moritz Daniel Oppenheim (1826), huile sur toile. Abraham chasse sa servante, Agar, et leur fils, Ismaël, pendant que sa femme, Sara, est à l’intérieur avec son autre fils, Isaac.  • LA COLLECTION

À lire : essais de Gérard Haddad 
Éloge de la trahison. Lettres enflammées sur le devenir d’Israël, Le Passeur Éditeur, 2025
Archéologie du sionisme, Salvator, 2024
À l’origine de la violence. D’Œdipe à Caïn, une erreur de Freud ?, Salvator, 2021
Ismaël & Isaac ou la possibilité de la paix, Premier Parallèle, 2018.

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Texte et image La Vie

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Israël-Palestine : le fratricide de Caïn et Abel sans cesse
recommencé

Intervention de Gérard Haddad (corrigée par l’auteur, psychiatre, psychanalyste, essayiste). GAIC / Forum 104 / 13 juin 2025

Il rappelle en particulier la genèse du sionisme au 19ème siècle, avant et après Theodor Herzl. Et son intervention veut montrer ceci : “Le sionisme s’est construit sur une forclusion du judaïsme. La terrible guerre dont nous sommes témoins aujourd’hui au Proche-Orient, c’est une guerre fratricide. Je l’ai dit, le schéma psychanalytique que je promeus repose sur cette notion de conflit entre frères.”

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