Titre
Un jésuite au Maroc, Georges CouturierRéalisateur
Véronique Bettencourt, et Laurent CattaneoPays
France, MarocType
filmAnnée
2019Date de publication
12 juin 2019Un jésuite au Maroc, Georges Couturier
Lorsqu’il s’essaie à jumeler le lycée horticole de Dardilly, à l’ouest de Lyon, avec le lycée agricole de Temara au sud de Rabat, Laurent Cattaneo, professeur d’histoire et géographie, découvre sous la voilure récente d’un lycée d’Etat marocain la coque plus ancienne d’un collège agricole fondé par les Jésuites en 1951 : le Cidera. De cette présence oubliée des jésuites et de leur projet de créer une élite agricole mixant les enfants de colons et de paysans marocains ayant du bien, il ne reste pour en attester que le père Georges Couturier (1920-2012)[1], médecin resté sur place et pratiquant son art dans le dispensaire du lycée et en bidonville, et quelques anciens élèves qui témoignent de leur expérience d’un collège où on apprenait la cogestion en travaillant en équipe.
Avec le concours de Véronique Bettencourt, cinéaste[2], Laurent Cattaneo va enquêter sur place, lui, tenant le stylo, elle, la caméra. Le résultat est un documentaire passionnant de 52 minutes filmé en numérique.
Le père Couturier, visage massif, tantôt bougon, tantôt malicieux, voire gouailleur, ne prend jamais la pose d’un héros de l’humanitaire. Il fait son métier devant nous, parle avec ses patients en darija (arabe parlé maghrébin) avec un fort accent français et expose l’histoire du Cidera qui remonte à 1961 en se pliant volontiers au questionnaire serré de Laurent Cattaneo. Avec son béret, sa veste flottante et sa sacoche de travail usée, il fait penser à un médecin de campagne du milieu du siècle précédent. Un seul instant, le film bascule dans l’émotion brute : lorsqu’on pénètre avec le père médecin dans une cahute de bidonville et qu’une famille l’accueille avec ce sens de l’hospitalité qui est la caractéristique de ceux qui n’ont presque rien, mais qui partagent ce rien ou presque avec l’autre, en l’occurrence un ami, un frère.
Ce Jésuite au Maroc est le fil directeur pour entrer en familiarité avec le dispensaire, où trois sœurs espagnoles épaulent le père, et les abords de l’ancien Cidera. Les auteurs n’ont pas demandé aux autorités marocaines l’autorisation de filmer dans la rue. Ils ne l’auraient pas obtenue. Le contraste est saisissant entre les gros plans fixes opérés dans les scènes d’intérieur et les images dérobées à travers la vitre de la camionnette du père Couturier. Elles tremblent ces dernières, elles vibrent, elles parlent toutes seules sans jamais verser dans le sensationnel ou le misérabilisme accusateur.
Des enfants débarquent d’un minibus et entrent dans un jardin d’enfants tenu par un couple qui a travaillé au Cidera. Le nombre de ces haltes-garderies s’enfle à toute allure avec la salarisation du travail des femmes : ouvrières d’usine, employées du tertiaire pauvre, femmes de service de particuliers aisés. On traverse des rues et terrains vagues semés de détritus que picorent des poules. Des vaches paissent des touffes d’herbe rachitiques. Des enfants jouent dans la poussière. Des artisans bricolent sous des toits de fortune. Des remorques sur pneus tirées par des chevaux alternent avec des taxis dépenaillés et des cyclomoteurs poussifs.
Ce ne sont pas les « bas-fonds » de Gorki. C’est le Maroc des « Aït débrouille » (comme disait la sociologue Fatima Mernissi), quand on s’ingénie à faire beaucoup avec peu. Et ce sont tous ces visages saisis au vol par Véronique Bettencourt, criant de vraisemblance pour qui connaît un peu le pays, si bien que par-delà l’identité singulière de chacun, on peut les ranger dans une case socioprofessionnelle ou leur assigner un statut particulier.
Cette plongée en immersion non pas dans le Maroc des marges, mais du plus grand nombre, nous livre un arrêt sur image saisissant sur le pays que les classes aisées ignorent et que le régime s’acharne à dérober au regard du touriste. Bref c’est un document à montrer à des élèves du secondaire pour parler avec eux du passé colonial exhumé par Laurent Cattaneo dans ses entretiens avec le père Couturier et du présent, quand la violence du changement oblige chacun à trouver des transactions entre les normes hégémoniques rigidifiées et les pratiques flottantes qui surgissent à la sauvette. Mais ce film[3] intéressera aussi tous ceux qui s’interrogent sur comment (sur)vit-on dans une société non plus de la rareté, mais de la pénurie, quand on est tiraillé entre les aspirations à la dignité de soi et des siens et la précarité du mode de vie.
Daniel Rivet[4]
[1] On pourra lire un des nombreux hommages rendus au père Georges Couturier, à l’annonce de sa mort, cliquer ICI.
[2] Cinéaste, auteure, chanteuse, issue des Beaux-Arts de Dijon et de Sainte Orlan, Véronique Bettencourt est, depuis 2014, directrice artistique de la Compagnie de théâtre de Lyon : Fenil Hirsute
[3] Pour visionner le film, cliquer ICI (durée : 48’30)
[4] Professeur émérite à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Daniel Rivet a enseigné l’histoire contemporaine à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Rabat de 1967 à 1970 et à l’université Lumière-Lyon 2. Parmi ses livres, signalons son Histoire du Maroc : de Moulay Idrîs à Mohammed VI dont on pourra lire la recension sur notre site, en cliquant ICI.