Chronique – Les oiseaux de Gaza / La Croix

Les oiseaux de Gaza

Cher Abdel Karim,

Je me permets de t’écrire sans savoir si cette lettre t’arrivera, et en espérant surtout que si tu venais à en prendre connaissance, mes mots t’apportent un peu de cette immense consolation qui serait nécessaire pour apaiser l’injustice de ta situation. Je ne te connais pas. J’ai découvert ton nom ces jours-ci dans les dépêches d’une agence d’informations. Abdel Karim Al Kafarnah, tu es un jeune Palestinien de vingt-quatre ans. Tu habites avec ta famille Beit Hanoun, une petite ville dans le nord de la bande de Gaza. Un des lieux du monde aujourd’hui parmi les plus injustement frappés, humiliés, appauvris, où vivent près de deux millions de personnes prisonnières chez elles d’un blocus interminable. J’en venais à réfléchir à tout cela, dans l’inquiétude hebdomadaire dérisoire d’avoir à rédiger ma petite chronique, découvrant qu’il y a quatre ans, la maison de ta famille, cher Abdel Karim, était détruite sous les bombes, ton jardin éventré par de larges cratères. C’était l’été 2014. Dans la lumière toujours un peu laiteuse là-bas éclatait l’opération Bordure protectrice, offensive militaire de l’armée israélienne. Les oiseaux ont disparu. La lumière dans le ciel s’est déchirée. Me reviennent, en t’écrivant cette lettre, les mots du poète palestinien Gharib Asqalani : « Il n’y a pas d’oiseaux dans le ciel de Gaza ».L’espoir s’est enfui avec eux. Il suffit d’écouter ou de lire les messages sur les réseaux sociaux des jeunes Gazaouis comme toi, enfermés chez eux là-bas, devenus orphelins de leur propre histoire, de leur propre destin. Gaza n’est plus Gaza. Abdel Karim, tu vis un exil intérieur. Ta ville, ta terre n’ont d’autre mémoire que la guerre et la violence. Il y a quelques jours, en ce début d’année, de fortes pluies se sont abattues sur Gaza. Toi, Abdel Karim, tu es désœuvré, tu observes l’eau ruisseler et s’engouffrer parmi les ruines de ton jardin ravagé. Tu remarques que l’eau est aspirée dans un des trous du terrain. Tu te lèves pour repérer l’endroit de l’écoulement sous une large pierre. Tu racontes : « Lorsque j’ai soulevé la pierre, une forte odeur s’est répandue. » Tu découvres quelques marches menant quatre mètres plus bas à une fosse. En descendant, sur le sol détrempé dans le noir, tu vois neuf tombes, certaines d’entre elles contiennent des ossements. Tu trouves des poteries anciennes et même une lanterne. Les archéologues venus sur place s’interrogent. La méthode utilisée pour la sépulture date probablement de l’époque romaine, ou du début de la période byzantine, entre le Ier et le Ve siècle de notre ère, peut-être plus tôt encore. Voilà. Quelques ossements desséchés découverts au hasard cruel de la guerre et des pluies rappellent à Gaza qu’elle fut vivante, ouverte, possédée, habitée… Gaza souveraine et riche, convoitée depuis plus de trois mille ans. Ces vies disparues dont tu retrouves la poussière viennent interroger les vies fantômes des tiens aujourd’hui dans leurs jardins dévastés.

En lisant ton histoire, en essayant bien maladroitement d’y participer un peu, j’ai pensé que le passé réapparaît sous nos yeux lorsque, peut-être, le présent nous enferme, ou quand le sentiment nous étreint d’un avenir impossible. Quelque chose se produit. Les morts nous parlent. Les vieilles pierres se fendent. La terre s’ouvre. Les découvertes que nous faisons du passé interrogent alors davantage notre situation présente que d’indéfinissables reconstructions des époques révolues. Une sépulture antique et familiale peut signifier aujourd’hui qu’une brèche est possible dans cet enfermement contemporain que tu subis là-bas. Quel renversement ! Quel paradoxe ! La mort nous rappelle à la vie.

Mon émotion tient moins à la découverte elle-même, ce genre de tombes était relativement commun dans les environs de Jérusalem aux débuts de notre ère, qu’à ta situation, Abdel Karim Al Kafarnah. Ce jardin défoncé par les bombes, noyé sous une pluie d’orage, ces vies blessées, anéanties, opposent l’insignifiance de leurs lieux quotidiens et familiers au déchaînement de la force. Et cette insignifiance même apporte comme une cicatrice le témoignage d’un temps plus vaste, d’autres vies et destins que les nôtres. Pourquoi détruire ? enfermer ? humilier ? semblent demander les sépultures antiques. Des os et des reliques témoignent pauvrement et de la mort et de la gloire. Finalement le passé s’est ouvert, le passé a silencieusement parlé pour vous rappeler, à toi Abdel Karim et à tous les enfants de Gaza, que vous appartenez à un destin, à une histoire, à une terre. Tenez bon, dans cette solidarité du lointain passé et de votre présent défiguré, vous les ébranlés de Gaza. Et ce vent de l’histoire, cette pluie sauvage, le noir des tombeaux d’autrefois feront revenir les oiseaux de Gaza.

Frédéric Boyer