Abdelkader, éveilleur des consciences pour les deux mondes

ENTRETIEN avec Mustapha Cherif, philosophe et islamologue, lauréat du prix Unesco de la culture arabe et du dialogue interculturel. Il est l’auteur de « l’Émir Abdelkader, apôtre de la fraternité ». Ed. O. Jacob., 165 p., 21,90 €

La connaissance savante du territoire algérien est-elle allée de pair avec la dévalorisation des savoirs autochtones ?

Mustapha Cherif : Edward Saïd, Jacques Berque et Frantz Fanon l’ont dit, de manière très juste  : il existait un plan prémédité pour tenter de discréditer, de voiler l’immense patrimoine arabo-berbéro-musulman. Il y a eu une forme de « génocide » culturel. Cela est reconnu par la plupart des intellectuels et chercheurs. La langue arabe était interdite, les mosquées sous contrôle. La substitution des noms de lieux a fait partie de ce « génocide ». Ces tentatives de dépersonnalisation ont échoué. Pour J. Berque, « l’islam a assuré l’intérim de la nationalité et du patrimoine ». La colonisation a ainsi essayé d’effacer toute trace de l’identité algérienne, et elle a échoué. Elle n’a jamais pu vaincre la force morale du peuple algérien, fort de son patrimoine civilisationnel. Alors que les colons prétendaient s’adresser à des barbares et leur apporter la civilisation.

Comment l’Émir Abdelkader s’est-il comporté, face à ce « génocide culturel »  ?

M.C. Il a fondé un État en s’appuyant sur son peuple. Il savait que la résistance devait être intégrale, morale. Durant 17 ans, il a mis l’accent sur l’éducation, l’instruction et les valeurs universelles de l’islam. Sa résistance fut, au nom de l’islam, multiforme et respectueuse du droit humanitaire. Il a compris que les semences de l’esprit et de la force morale étaient inestimables et invincibles.
Culturellement, le déracinement des expropriations a joué un grand rôle. Ce fut un déni d’humanité et d’identité, contraire aux valeurs de la Révolution française, et aussi de l’Évangile.

En quoi Abdelkader fut-il visionnaire  ?

M.C.  : Il a été visionnaire, avant même l’ère de la mondialisation. Il savait qu’Orient et Occident devaient rechercher ensemble une civilisation commune. Dans sa « Lettre aux Français », il l’a parfaitement exprimé. Il a toujours dit, restant fidèle à sa parole de croyant, qu’il n’avait jamais combattu ni le christianisme, ni le peuple de France, mais le système colonial. Il a toujours été algérien, ouvert sur la civilisation humaine, sur ses composantes occidentale et musulmane.

Au sein de l’islam, il est l’expression même de la voie mohamedienne, du juste milieu, de la miséricorde, et en même temps du droit à la légitime défense. Il est, sur ce plan, le fondateur du droit humanitaire, avec Henry Dunant. Il savait qu’il y aurait, en France, des citoyens de confession musulmane, tout comme des citoyens de confession chrétienne dans le monde arabe. Il appelait à la pleine reconnaissance de leurs droits réciproques, et à la pleine citoyenneté dans les deux cas. Ce visionnaire, maître spirituel, cherchait à rapprocher l’Orient et l’Occident, pour éviter les systèmes violents. Plus que jamais, nous avons besoin de cette pensée. Il est éveilleur des consciences pour les deux mondes.

Recueilli par FRÉDÉRIC MOUNIER

 

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