Ce texte a été publié dans le quotidien La Croix du 5 septembre 2025. Il nous a été transmis, d’abord par Christophe Roucou, directeur des études de l’Institut œcuménique Al Mowafaqa de Rabat au Maroc, par l’intermédiaire de Patrick Gérault, administrateur de CDM, puis par les Amis de Sabeel France. Exceptionnellement, nous reproduisons la totalité de l’article de Gonzague de Pontac pour La Croix, en faisant écho au commentaire qu’il a sollicité de David Niehaus, jésuite de nationalité israélienne vivant à Jérusalem. Nous proposons des commentaires qui mettent en évidence l’importance de cette prise de position, bien qu’elle court-circuite les voies ordinaires de l’expression publique dans la sphère catholique.
“Ne laissez pas vos ancêtres se retourner dans leur tombe”. L’appel du cardinal David aux juifs d’Israël
Par Gonzague de Pontac , La Croix, publié le 5 septembre 2025
Le cardinal philippin Pablo Virgilio David, dit Ambo David, ici au Vatican en décembre 2024 lors de sa nomination, a adressé le 26 août un message dramatique aux juifs d’Israël appelant à mettre fin à la guerre à Gaza. Alessia Giulianil / IPA/Sipa USA/Reuters
Dans un récent message aux accents prophétiques à destination des juifs d’Israël, le cardinal philippin Ambo David, l’une des voix du catholicisme en Asie, en a appelé à “l’âme même” du pays pour mettre fin à la guerre à Gaza et ne pas “infliger à un autre peuple ce que vous avez vous-mêmes enduré autrefois”.
L’intégralité de la déclaration du cardinal David
Appel au peuple d’Israël
Psaume 95,7-11
Oh, si vous pouviez aujourd’hui entendre sa voix !
N’endurcissez pas vos cœurs comme à Meriba,
comme au jour de Massa dans le désert,
où vos ancêtres m’ont mis à l’épreuve ;
ils m’ont mis à l’épreuve alors qu’ils avaient vu mes œuvres.
Quarante ans, j’ai pris en horreur cette génération ;
j’ai dit :”Ce peuple a le cœur égaré ;
il ne connaît pas mes voies.”
C’est pourquoi j’ai juré dans ma colère :
ILS N’ENTRERONT JAMAIS DANS MON REPOS.”
Chers citoyens israéliens, en particulier les Juifs parmi vous,
Shalom !
En ce jour, je souhaite m’adresser à vous avec humilité, respect et urgence. Vous êtes un peuple qui porte en lui le souvenir d’une souffrance indicible, d’un génocide et d’un nettoyage ethnique qui ont autrefois cherché à vous effacer de l’histoire. De ces cendres, vous vous êtes relevés, gardant vivant le cri : “Plus jamais ça”.
Mais aujourd’hui, les yeux du monde voient une terrible contradiction. Les politiques de votre gouvernement à Gaza et dans les territoires palestiniens occupés ont infligé à un autre peuple ce que vous avez vous-mêmes enduré autrefois. Des familles entières déracinées, des maisons détruites, des enfants affamés et bombardés. Gaza est devenue un cimetière d’innocents. Croyez-vous vraiment que la force brute contre un peuple malheureux et emprisonné vous garantira une sécurité durable ?
La sécurité ne peut être fondée sur la domination, ni la paix sur l’oppression. La poursuite d’un programme idéologique sioniste au détriment de la dignité et de la survie d’un autre peuple est non seulement injuste, mais elle profane votre propre histoire, vos propres Écritures, votre alliance avec le Dieu de justice et de miséricorde.
J’en appelle à votre conscience : ne durcissez pas vos cœurs. Écoutez aujourd’hui la voix du Seigneur. Ne laissez pas vos ancêtres, qui ont crié dans les ghettos et péri dans les camps de concentration, se retourner dans leur tombe en voyant leurs descendants infliger une punition collective à un peuple qui n’a rien à voir avec leurs souffrances.
Je m’adresse en particulier à vos rabbins, à vos chefs spirituels, à vos prophètes parmi vous. Tenez-vous devant votre peuple et dites ce qui doit être dit : “Assez. Arrêtez la guerre. Arrêtez l’occupation. Arrêtez le carnage.”
La vraie foi ne se manifeste pas dans les murs ou les armes, mais dans la compassion et la justice. La vraie force ne se manifeste pas dans l’anéantissement, mais dans le courage de faire la paix.
L’histoire s’en souviendra. L’humanité nous observe. Et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob nous tiendra tous pour responsables.
Pour le bien de vos enfants et des enfants de Gaza, pour le bien de l’âme même d’Israël, que ce soit aujourd’hui que vous entendiez Sa voix. Que ce soit aujourd’hui que vous disiez, une fois pour toutes : “Plus jamais. À personne.”
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Article d’analyse de “La Croix”
“Assez. Arrêtez la guerre. Arrêtez l’occupation. Arrêtez le carnage.” C’est l’appel dramatique que le cardinal Pablo Virgilio David, dit Ambo David, évêque de Caloocan aux Philippines et grande voix du catholicisme en Asie, a adressé le 26 août aux juifs d’Israël pour les exhorter à mettre fin à la guerre menée par l’armée israélienne contre la population de Gaza, aujourd’hui qualifiée de “génocide” par de nombreuses organisations internationales.
Publié en anglais et en hébreu sur son compte Facebook et peu relayé jusque-là par les médias occidentaux, ce message aux accents prophétiques en appelle à la “conscience” et à “l’âme même d’Israël” face à la situation à Gaza, “devenue un cimetière d’innocents”. Dans ce texte sans détour, l’évêque philippin de 66 ans, créé cardinal par le pape François en décembre 2024, renvoie le peuple d’Israël à sa propre histoire, n’hésitant pas à dresser un parallèle entre la souffrance actuelle de la population gazaouie et le génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
“Vous êtes un peuple qui porte en lui le souvenir d’une souffrance indicible, d’un génocide et d’un nettoyage ethnique qui ont autrefois cherché à vous effacer de l’histoire”, écrit d’emblée le cardinal David, avant de dénoncer la politique du gouvernement israélien, accusé d’“infliger à un autre peuple ce que vous avez vous-mêmes enduré autrefois”. “Ne laissez pas vos ancêtres, qui ont crié dans les ghettos et péri dans les camps de concentration, se retourner dans leur tombe en voyant leurs descendants infliger une punition collective à un peuple qui n’a rien à voir avec leurs souffrances”, martèle-t-il.
Référence à la Shoah
“C’est un message courageux, qui rappelle à Israël sa vocation et dénonce lorsque la Bible est utilisée pour justifier la guerre et la violence. Si les chrétiens ne le disent pas, qui va le dire ?”, réagit pour La Croix le père David Neuhaus, ancien supérieur des jésuites en Terre sainte1. La référence à la Shoah n’est-elle pas excessive ? Les juifs eux-mêmes qui élèvent aujourd’hui la voix le font de la même façon, en dénonçant : ” Nous étions victimes, nous devenons agresseurs”, rétorque le religieux israélien d’origine allemande, converti du judaïsme au catholicisme et dont la majorité de la famille a péri pendant la Shoah. “Les chrétiens ont été accusés d’avoir été trop silencieux pendant la guerre. Nous devons l’entendre avec peine, mais nous ne pouvons pas nous taire aujourd’hui”, poursuit-il.
Dans son appel à la fois politique et spirituel, le cardinal David, bibliste de formation, qui a étudié à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, mobilise également l’histoire biblique d’Israël : “La poursuite d’un programme idéologique sioniste au détriment de la dignité et de la survie d’un autre peuple (…) profane votre propre histoire, vos propres Écritures, votre alliance avec le Dieu de justice et de miséricorde », écrit-il, avant d’enjoindre plus particulièrement aux « rabbins », « chefs spirituels » et « prophètes » d’aujourd’hui de s’interposer face aux massacres en cours. « N’endurcissez pas vos cœurs. Écoutez aujourd’hui la voix du Seigneur », exhorte-t-il encore, paraphrasant le psaume 95 dont un large extrait est cité en préambule du message.
Le cardinal philippin est-il légitime pour intervenir sur la situation à Gaza ? « Tout le monde doit réagir, car cela se passe devant nos yeux », répond le père Neuhaus, pour qui le monde entier est à la fois très loin et très proche de Gaza grâce aux écrans.
Une prise de position frontale
Si une telle prise de position frontale est rare parmi les évêques, ce n’est pas la première fois que le cardinal David, président de la Conférence épiscopale philippine et vice-président de la Fédération des conférences épiscopales asiatiques, intervient sur les réseaux sociaux au sujet de l’actualité au Moyen-Orient. Au mois de juin dernier, il avait ainsi déploré “l’inversion” de l’histoire biblique par le premier ministre Benyamin Netanyahou, lorsque celui-ci avait suggéré qu’il était temps pour Israël de rembourser son ancienne dette à Cyrus le Grand en “libérant” l’Iran.
Devenu dans son pays un symbole de la résistance face à la brutalité du président Rodrigo Duterte, qu’il est allé jusqu’à comparer à Adolf Hitler, Ambo David convoque ici Israël au tribunal de l’histoire, et même de Dieu. “L’histoire s’en souviendra. L’humanité nous regarde. Et le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob nous tiendra tous pour responsables”, prévient-il, avant de conclure solennellement : “Que ce soit aujourd’hui que vous disiez, une fois pour toutes : ‘Plus jamais, à personne’.”
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1 David Neuhaus. Juif d’origine, ses parents ont accepté sa conversion après un délai de dix ans. Il a été longtemps vicaire épiscopal chargé des chrétiens non arabophones du patriarcat [latin] de Jérusalem.
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Nos commentaires
-L’appel du cardinal David nous semble signifier d’abord que les chrétiens ont quelque chose à dire de ce que fait Israël de la Bible. Ils en sont dépositaires, de par la volonté même de leur maître Jésus, qui affirme ne pas vouloir abolir la Loi mosaïque mais la porter à son achèvement. C’est la composante théologique de l’appel. Il se trouve que dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, juifs et chrétiens sont entrés en conflit à ce propos. L’apparition de royaumes et d’empires qui se réclamaient du christianisme s’est traduite par des persécutions plus ou moins violentes des juifs sur leurs terres. Le point culminant de la haine antijuive, atteint au 20ème siècle dans la monstrueuse tentative d’extermination de la Shoah, a été l’occasion d’une révolution dans le rapport du mouvement chrétien au judaïsme. Les chrétiens ont été forcés de reconnaître la contradiction qu’il y a entre la haine et le mépris des juifs et les enseignements de l’Évangile. Dans le catholicisme, le concile Vatican II (1) a marqué un tournant décisif, en posant la permanence des deux alliances dans la suite de l’histoire, et en récusant la position justificatrice de l’antijudaïsme chrétien, qui affirmait la première alliance abolie par la nouvelle, position séculaire qui, il faut le rappeler, est contraire en particulier à la pensée paulinienne. Le cardinal David se réclame du partage de l’héritage biblique entre juifs et chrétiens. au-delà d’une frilosité chrétienne imposée par les injustices commises contre les juifs au long de l’histoire. Il affirme la légitimité des chrétiens à se réclamer de l’alliance du premier testament, non pas en s’opposant à sa compréhension juive, mais en l’interpellant d’égal à égal, au nom du Dieu unique, qui a voulu faire alliance avec l’humanité. Cette dimension de l’appel du cardinal David se justifie aussi de son expertise scripturaire, acquise à Jérusalem même, au sein de l’École Biblique et Archéologique Française.
-Cet appel a d’autre part une composante politique. Les nations qui ont connu la colonisation puis l’accès à l’indépendance ont quelque chose de spécifique à dire par rapport au comportement de l’État d’Israël. Il s’agit là d’une prise de conscience qui se diffuse dans cet ensemble de peuples que l’on a appelé en d’autres temps le Tiers-monde. L’une des premières nations à réagir a été l’Afrique du Sud, là précisément où le terme d’apartheid s’est imposé. Elle est devenue le fer de lance d’actions aussi bien devant la justice internationale que face à l’opinion mondiale. On pourrait s’étonner que ce soit un cardinal philippin, bien éloigné du Moyen-Orient, qui porte l’appel. En fait il se pose comme un porte-parole des anciens colonisés, où qu’ils soient dans le monde, qu’il appelle à se sentir solidaires de ceux qui sont soumis en Palestine à la guerre et à la dépossession de leur terre. Il contribue ainsi à accroître l’isolement d’Israël dans les opinions de ces États comme face au droit international. Et à récuser la prétention de l’État d’Israël à être, dans la guerre sans fin qu’il mène aux Arabes de ce pays, engagé dans une lutte de libération, alors qu’il s’agit en fait d’une occupation visant à se débarrasser de toute une population.
(1) Constitution Nostra Aetate sur le rapport aux autres religions et singulièrement au judaïsme.
JBJ pour CDM