Dossier Liban 6. Le “naufrage des civilisations” selon Amin Maalouf.

Une analyse d’Amin Maalouf, sur ce qu’il appelle le “Naufrage des civilisations” (1), est le dernier élément du dossier sur le Liban rassemblé par Xavier Godard. L’un des grands penseurs libanais d’aujourd’hui replace ainsi le drame du Liban dans le contexte plus vaste d’une crise globale qui n’affecte pas que le Moyen-Orient mais qui pèse sur la vie de toutes les sociétés contemporaines.

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Maalouf est né en 1949 dans l’univers levantin, qui porte cet idéal exigeant “que chacun assume ses appartenances, et aussi un peu celles des autres “. Avoir des amis proches appartenant à d’autres religions, d’autres pays… C’était une période de basculement où allait disparaître un bonheur dans une famille partagée entre Liban et Égypte. Il fait le constat que les ténèbres se sont répandues sur le monde quand les lumières du Levant se sont éteintes. Il y aurait notamment un engrenage destructeur lié à la nation arabe, avec sa détresse suicidaire.

Dans le contexte du coup d’État de Nasser en 1952, suivi de l’expulsion d’Égypte des “étrangers”, afin de se réapproprier la souveraineté égyptienne, le Liban allait bénéficier d’un sursis, et d’un ultime âge d’or. Dans les années 60 Beyrouth avait supplanté Le Caire comme capitale intellectuelle de l’Orient arabe, lieu idéal du foisonnement et du pluralisme, contrairement à la Syrie dont les perdants des coups d’État s’exilaient au Liban. Avant 1952 le cosmopolitisme à l’égyptienne s’apparentait à la tradition des comptoirs où les ressortissants européens bénéficiaient de la protection des consuls, se situant alors au dessus des lois du pays. La rage contre l’extraterritorialité des Occidentaux a d’ailleurs été un facteur déterminant de la révolution iranienne. Mais la situation était différente au Liban. Il s’agissait d’organiser la cohabitation des communautés religieuses et d’assurer leur équilibre. Il n’était pas question de distinguer des Libanais de souche des autres. Le système avait pourtant ce défaut que les diverses communautés se cherchent des protecteurs en dehors. Ainsi les maronites étaient liés à la France, de sorte que lors du démantèlement de l’empire ottoman ils agirent de façon à ce que la France soit la puissance mandataire.

La question de l’unité arabe prévalait après l’avènement de Nasser, avec l’objectif d’un seul État arabe allant de l’Océan au Golfe. Un pas fut franchi en 1958 avec la proclamation d’un État unitaire avec entre l’Égypte et la Syrie, la République Arabe Unie (RAU). Certains voulaient que le Liban rejoigne ce nouvel État. Il y eut une mini-révolution, vite réduite par l’intervention de l’armée américaine. Le nouveau Président Fouad Chéhab négocia un arrangement avec Nasser, d’égal à égal. Mais en 1961 un nouveau coup d’État eut lieu à Damas pour dissoudre la RAU. La menace pesant sur le Liban s’éloignait… Mais pour un court moment car on allait vers plus de violence et d’intolérance, vers la régression.

La plupart des dirigeants libanais n’ont eu pour boussole que les intérêts de leur faction. Chercher des alliés puissants en dehors était la pratique courante, sachant que chaque communauté est minoritaire. C’est ainsi que la terre libanaise est devenue un champ d’innombrables combats, entre Russes et Américains, Israéliens et Palestiniens, Iraniens et Saoudiens etc. On est arrivé aujourd’hui à un climat de banqueroute, de corruption et de pillage tandis que les services élémentaires manquent à la population. C’est d’autant plus affligeant que la coexistence entre religions représentait une expérience rare qui aurait pu être un exemple à méditer ! Contrairement à la méfiance entre adeptes des religions monothéistes, la cité levantine offrait ce côtoiement permanent et intime entre des populations chrétiennes ou juives imprégnées de civilisation arabe et des populations musulmanes tournées vers l’Occident. C’était le fruit d’une sagesse instinctive plutôt que d’une doctrine. La désintégration des sociétés plurielles du Levant a causé une dégradation morale irréparable. La spécificité du Liban, la reconnaissance mutuelle de toutes les communautés religieuses, faisait l’objet d’un certain mépris au nom de l’égalité supposée partout. Or cet archaïsme portait les promesses d’une véritable modernité, déclare Maalouf. Il aurait fallu se débarrasser du confessionnalisme, avec son système de quotas pour attribuer des postes entre responsables de communautés, qui a sa part de légitimité mais entraîne des effets toxiques. Les communautés sont ainsi devenues des satrapies gouvernées par des clans ou des milices.

De même l’opposition entre chiites et sunnites n’existait pas à cette époque. Par exemple Nasser, sunnite, avait épousé une femme de confession chiite. Les mariages entre communautés étaient fréquents au Liban.

Lorsque l’on s’interroge sur le monde arabe, il y a un événement majeur qui se détache, selon Maalouf, la guerre israélo-arabe de juin 1967. Il semble que Nasser ne voulait pas la guerre, mais il était trop vulnérable à la surenchère pour l’éviter. La défaite arabe ressemble à un Pearl Harbour en pire, ou à la débâcle de 1940 en France, mais les Arabes n’ont jamais retrouvé leur confiance en eux. Le grand vaincu fut Nasser mais à terme le vrai bénéficiaire de cette défaite fut l’islamisme politique. Pour de nombreux connaisseurs du monde arabe, la date fatidique n’est d’ailleurs pas 1967 mais 1948, avec la naissance de l’Etat d’Israël, voire lorsque la promesse des Britanniques de créer un État arabe a été oubliée dans les années 1920.

Quoi qu’il en soit, le jour du désespoir et de la honte a été le lundi 5 juin 1967. Les journaux y déclaraient que la guerre avait éclaté et que l’aviation israélienne avait été anéantie, avant que la vérité éclate. Si les Arabes n’ont pas su saisir les opportunités, Israël n’a pas su éviter les pièges de la victoire. Après la colonisation en terre palestinienne démarrée en 1975, le camp de la paix s’y est rétréci progressivement. Par contraste Maalouf rappelle que en 1982, il y avait eu une manifestation monstre à Tel Aviv pour dénoncer les massacres de Chabra et Chatila à Beyrouth.

Un autre événement clef a été l’attentat du 20 avril 1975 à Beyrouth, marquant le début de la guerre civile au Liban. En fait depuis 1967 le Liban était entré dans une ère de turbulences, lorsque le mouvement palestinien a cherché une implantation en Jordanie et au Liban. Le roi Hussein a tranché en septembre 1970 en envoyant son armée contre les fedayins palestiniens de Jordanie. Mais la résistance palestinienne a pu se déployer au Liban, à l’État plus faible. Une partie de l’opinion reprocha à l’armée libanaise de ne pas être intervenue en 1967. Et une autre partie apporta son soutien aux fedayins palestiniens. Dans un contexte d’absence paralysante de consensus un accord fut signé au Caire en novembre 1969 par le gouvernement libanais avec l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), qui devenait libre de mener des actions armées à partir du territoire libanais. La présence à Beyrouth des responsables palestiniens, dont Yasser Arafat, a attiré l’attention de nombreux services de renseignement, et d’activistes qui infiltraient les organisations palestiniennes. Mais il y eut aussi des intellectuels qui ont participé au foisonnement des idées et aux conflits de cette époque.

Maalouf livre une anecdote significative : jeune journaliste, il rencontrait Kamel Nasser, un porte-parole apprécié de l’OLP. Dans la nuit du 9 avril 1973, il y eut une attaque de commandos israéliens dans un immeuble où celui-ci résidait. Maalouf accompagna le photographe envoyé sur les lieux. Il découvrit que Nasser avait été tué, et non pas enlevé comme annoncé, opération conduite d’Israël par Ehud Barak. Plus tard il découvrit qu’une romancière américaine s’était installée dans ce même immeuble et était l’agent du Mossad, le service de renseignement israélien, chargée de le surveiller. Outre l’humiliation pour le Liban, cela signifiait que le pays était le champ de bataille et la victime des affrontements entre Israéliens et Palestiniens, tandis que Hafez el Assad aurait voulu contrôler l’OLP depuis la Syrie pour en faire une carte dans son jeu diplomatique. C’est ainsi que les troupes syriennes entrèrent au Liban à la demande des autorités pour les sortir de l’impasse.

1967 marque donc le tournant décisif pour la perdition du Liban (et de la civilisation) mais Maalouf cherche dans la dérive des causes plus globales, un syndrome où se conjuguent plusieurs événements majeurs. La période charnière qu’il identifie est alors 1979, avec une conjonction d’événements qui ont provoqué un retournement durable des idées et attitudes. Une sorte d’esprit du temps… Désormais c’est le conservatisme qui se proclamerait révolutionnaire, tandis que les tenants du progressisme n’auraient comme but que la conservation des acquis. Parmi les événements emblématiques, on a la révolution islamique de Khomeiny en Iran en février 1979 et la révolution conservatrice de Thatcher au Royaume Uni à partir de mai 1979. A cela s’ajoute la révolution conservatrice en Chine avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping fin 1978, et l’élection de Jean Paul II comme pape en octobre 1978, avec son conservatisme social et doctrinal.

Les tristesses de Maalouf racontent la même histoire, celle d’une grande espérance trahie, avec l’impasse du Liban mais aussi le désenchantement sur l’Europe par rapport au besoin d’autorité morale et politique que l’on en attendait. Maalouf répète pourtant que c’est à partir de sa terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde, même si un sursaut demeure possible…

Xavier Godard

(1) Le naufrage des civilisations, Amin Maalouf, 2019, édition Grasset, 332p. Cet ouvrage a fait l’objet d’une recension sur note site par Pierre de Charentenay, https://www.chretiensdelamediterranee.com/livre/le-naufrage-des-civilisations/ Voir l’essai qu’il consacrait il y a plus de dix ans au “Dérèglement du monde“, éditions Grasset, 2009, dans une profession de foi humaniste, un refus de voir les civilisations comme destinées à s’affronter, mais au contraire les considérant comme capables d’une coexistence harmonieuse, si tout au moins la prise de conscience de cette nécessité est assez grande. C’est le défi qu’il appartient à notre temps de relever.

Note. Un nouveau candidat au poste de Premier ministre a été sollicité par le Président de la République libanaise le 26 juillet 2021. Loin d’être un homme nouveau, il s’agit, selon le journal La Croix du même jour, de la première fortune du pays, ayant déjà deux fois occupé ce poste. La meilleure solution de repli, avance un observateur. Mais qui donne peu d’espoir pour les réformes de fond qui sont nécessaires.

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