La démocratie tunisienne devra compter avec les islamistes du mouvement Ennahda. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Pierre Vermeren, historien spécialiste du Maghreb, décrypte la place des islamistes dans la société tunisienne.
“TC : Le mot islamiste est utilisé un peu à tort et à travers dans les médias français. À quelle catégorie d’islamisme appartient le mouvement tunisien Ennahda ?
Pierre Vermeren : On peut en effet utiliser le mot islamiste pour des courants très divers, et parfois opposés : qu’il s’agisse du courant piétiste, comme les soufis, de mouvements révolutionnaires qui veulent instaurer une république islamique, de djihadistes, comme l’Algérie en a connu dans les années 1990, ou de mouvements politiques qui choisissent le Coran comme référence constitutionnelle.
Parmi ces derniers, on trouve des courants parlementaristes prêts à se plier aux principes démocratiques, à l’image du parti au pouvoir en Turquie, l’AKP, ou du Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc. Ennahda fait partie de cette tendance. C’est un mouvement légaliste, avec des influences piétistes, qui met en avant la question morale : la lutte contre les inégalités, contre la corruption. Ses dirigeants prennent souvent la Turquie comme modèle. La Tunisie a d’ailleurs toujours été assez proche de ce pays. Bourguiba faisait souvent référence à Attaturk dont il disait s’inspirer.
TC : On dit que la Tunisie est un pays où la laïcité est très développée. Quelle est l’attitude de l’État à l’égard d’Ennahda, et des musulmans en général ?
Quand on parle de laïcité en Tunisie, il faut oublier le modèle français. La Tunisie est un pays musulman. Les religieux n’ont pas de mainmise sur l’État, mais l’État, lui, a la mainmise sur la religion. Les prêches lus par les imams dans les mosquées sont rédigés au ministère de l’Intérieur, et c’est l’État qui choisit les fonctionnaires du culte. Ben Ali a d’ailleurs développé une stratégie particulière en direction des musulmans.
Pour éviter le développement de tendances plus radicales, notamment les wahhabites, il a remis les confréries à la mode, autorisé et organisé des manifestations pieuses comme le culte des saints. La sécheresse de l’islam officiel avait en effet laissé ouvert tout un espace pour une certaine piété que Ben Ali a encouragée.
Certains évoquent le risque d’infiltration de mouvements algériens radicaux, maintenant que la police tunisienne a un rôle moins central.
Le risque existe, c’est vrai. Mais le danger le plus pressant vient d’ailleurs à mon avis. D’une part parce que l’Algérie a des rapports compliqués avec la Tunisie et que les islamistes algériens ont déjà fort à faire chez eux. D’autre part parce que le mouvement le plus puissant et dynamique actuellement est celui des wahhabites soutenus par l’Arabie saoudite. Ils ont d’importants moyens et sont en opposition radicale aux courants piétistes, soufis, ésotériques.” Lire la suite de l’interview sur le site du journal Témoignage Chrétien