Quand la peur des musulmans nourrit la violence

De ma fenêtre. La chronique d’Aimé Savard pour Chrétiens de la Méditerranée, le 24 juillet 2011.  

 

Lorsqu’on a appris la terrible nouvelle du carnage perpétré en Norvège, sans savoir encore qui en était le – ou les – auteur(s), la première réaction – en tout cas, j’avoue que ce fut la mienne – a été d’en attribuer la responsabilité au terrorisme islamiste. Réaction logique : les djihadistes nous ont malheureusement habitués à ces attentats aussi spectaculaires que meurtriers qu’ils opèrent en Occident et, plus encore, dans les pays musulmans. Ils reprochent en outre à la Norvège d’avoir envoyé des soldats en Afghanistan. Mais il a vite fallu se rendre à l’évidence : celui qui a reconnu être l’auteur des deux attaques sanglantes, Behring Breivik, est bel et bien un Norvégien blond de type parfaitement scandinave, un pur Viking, âgé de 32 ans, qui a opéré froidement et calmement. En outre, cet homme, dont on ne sait pas encore, à l’heure où j’écris, s’il a des complices, se décrit sur son profil Facebook comme « conservateur » et « chrétien », amateur de chasse et de jeux vidéo.

 

Dans un mémoire de 1500 pages publié sur Internet, le futur meurtrier avait détaillé ses préparatifs auxquels il travaillait depuis des années,  et affirmé que le terrorisme était « un moyen d’éveiller les masses ». Pour quoi faire ? D’abord pour combattre   l’islam, mais aussi le « marxisme culturel » et le multiculturalisme, objets de violentes diatribes dans ce texte mais surtout dans une vidéo mise en ligne sur YouTube le jour même des attaques. Contre l’islam qu’il considère comme « la principale idéologie génocidaire », le terroriste entendait engager « une croisade », mais il voulait aussi déclencher «une guerre préventive contre les régimes culturellement marxistes/multiculturalistes d’Europe» afin «de repousser, battre ou affaiblir l’invasion/colonisation islamique en cours, pour avoir un avantage stratégique dans une guerre inévitable avant que la menace ne se matérialise».

 

On dira que ce Behring Breivik est un fou.  Il faut être fou en effet pour concevoir un tel projet. Mais ce fou a été capable de passer à l’acte avec une froide détermination.  Et, trop souvent, ce genre de fou inspire d’autres fous et fait des émules. En outre, ce fou se proclame « chrétien ».  Et cela ne peut nous laisser indifférent. Déjà, sur Internet, trop souvent pourvoyeur de haine, les commentaires fleurissent qui accusent les religions en général, mais l’islam et le christianisme en particulier, d’être par essence, des facteurs de violence. On y reparle des guerres de religion, des croisades, et même de l’Inquisition. Face à ces simplismes mensongers et ravageurs, il est urgent et impératif pour tous de réagir. Y compris pour les plus hauts responsables du christianisme, ceux du judaïsme et ceux de l’islam. Réagir, c’est-à-dire dénoncer à temps et à contretemps l’utilisation sacrilège du nom de Dieu par tous les fondamentalistes religieux quels qu’ils soient. La paix est le vrai nom de Dieu. « Heureux ceux qui œuvrent pour la paix, ils seront appelés fils de Dieu » proclame Jésus lui-même sur le Mont des Béatitudes.

 

Poursuivons plus avant encore notre analyse. Même si Behring Breivik a opéré seul et de manière isolée – ce qui reste à prouver – à la fois pour déclencher l’explosion de l’immeuble du Premier ministre à Oslo et pour conduire, presqu’au même moment, la fusillade contre les jeunes travaillistes dans l’île où ils étaient réunis,  ce tueur baigne depuis longtemps dans une mouvance d’extrême-droite xénophobe et particulièrement  hostile aux musulmans. Il a d’ailleurs appartenu pendant sept ans au Parti du Progrès (PrP) formation populiste de droite surfant sur la vague de l’islamophobie, une formation qui a fait une percée électorale spectaculaire, ces dernières années, dans ce pays paisible où la majorité se situe traditionnellement au centre-gauche. Mais Breivik a quitté ce parti en 2006 parce qu’il le jugeait, écrit-il, trop ouvert aux «attentes multiculturelles» et aux «idéaux suicidaires de l’humanisme».

 

Aujourd’hui des partis semblables, plus ou moins virulents,  se développent partout en Europe, de Scandinavie en Italie, de Grande-Bretagne en Hongrie, des Pays-Bas en Suisse et, bien sûr, en France avec le Front national. Alors que dans tout le Vieux Continent, la crise accroît les inégalités et fait les ravages que l’on sait, les populations prennent peur et se réfugient dans cette mouvance populiste, xénophobe et hostile à l’Union européenne, en espérant qu’elle les protégera. Toutes choses égales par ailleurs, cela commence à évoquer le climat des années 30 avec cette différence : le diable qui investit notre civilisation pour la détruire, n’est plus le juif mais le musulman.  Notre propre pays, hélas, n’échappe pas aujourd’hui à cette utilisation, ô combien dangereuse, de la peur de l’autre.

 

Malheureusement, et pire encore, au sein de cette nébuleuse xénophobe et islamophobe, certains, comme le tueur norvégien, se disent chrétiens. Ils rêvent du « choc des civilisations ». Ils voudraient, comme naguère George Bush, défendre « l’Occident chrétien » en menant une «croisade contre l’islam ». Certains affirment même que  « les musulmans mènent une guerre contre l’Occident » et que celui-ci doit y répondre par une guerre contre l’islam. Inlassablement, il nous faut, je le répète, dénoncer cette imposture. Certes, nous ne pouvons pas sous-estimer les dégâts que peut faire le terrorisme islamiste. Les djihadistes se servent de Dieu ou de l’idée qu’ils se font de Dieu pour mener leur combat contre les « infidèles » c’est-à-dire les non musulmans, mais plus encore contre la grande majorité des musulmans qui ne pensent pas comme eux. Ils instrumentalisent Dieu pour mener une lutte qui est en réalité politique.

 

Il est légitime et nécessaire que les Etats menacés combattent le terrorisme islamiste ce qui relève d’ailleurs plus d’une vaste action de police à l’échelle internationale que d’une guerre. C’est au terme d’une opération policière de grande envergure menée par des militaires spécialisés que Ben Laden a été neutralisé  et non pas par dix ans de guerre en Afghanistan.

 

Mais les djihadistes, les terroristes islamistes ne sont qu’une toute petite minorité au sein de la grande masse des musulmans du globe. Certes, nombre de ces derniers ne portent pas l’Occident dans leur cœur. Ils ne lui pardonnent ni la colonisation, ni les guerres du Golfe, ni le soutien inconditionnel à Israël au mépris des droits des Palestiniens. Mais beaucoup aussi, surtout parmi les jeunes, rêvent de vivre en Occident, adoptent les mœurs occidentales et souhaitent voir leurs pays devenir des démocraties ainsi que l’a montré le printemps arabe.

 

S’ils veulent être fidèles à l’Evangile et, en particulier, à la béatitude de la paix, les chrétiens ne peuvent donc que développer le dialogue avec l’immense majorité des musulmans. Ce dialogue doit être vrai et donc sans complaisance. Il est légitime, par exemple, de réclamer des musulmans le respect de la liberté religieuse dans les pays islamiques, c’est-à-dire le droit pour chacun de choisir et de pratiquer librement sa religion – ou de ne pas avoir de religion. Et dans un pays comme la France, il est normal de demander aux musulmans de respecter les lois de la République, en particulier une vraie laïcité qui ne doit pas être antireligieuse. Un tel dialogue permet de se mieux connaître mutuellement et d’avancer sur la voie d’une société pacifiée et harmonieuse.

 

J’entends déjà s’élever les objections, les accusations de naïveté devant un islam qui voudrait détruire la civilisation chrétienne, les protestations contre un « irénisme » qui désarmerait l’Occident  et qui se retournerait contre les chrétiens du Proche-Orient. Quand ils prônent le dialogue et la solidarité avec les musulmans, quand ils rappellent inlassablement que la justice est la condition de la paix, les journaux chrétiens, les militants du dialogue islamo-chrétien, les évêques eux-mêmes sont inondés de lettres et de courriels de protestation. Ils sont  parfois même abreuvés d’injures. Qu’importe ! L’essentiel est de tenir le cap.

 

Jésus, nous le croyons, et nous le proclamons, n’est pas venu établir une civilisation fût-elle chrétienne, mais témoigner de l’amour de Dieu pour tous les hommes quels qu’ils soient. Il est mort et ressuscité pour tous et pour chacun. Il annonce un Royaume de paix et de justice auquel tous sont appelés. Et que nous sommes invités à construire avec Lui.

 

A ceux, de plus en plus nombreux aujourd’hui, qui se retrouvent de fait dans la vieille tradition de l’Action française et qui opposent la parole des papes à celle de Jésus, rappelons simplement que les derniers papes ont tous refusé l’instrumentalisation de la religion au service de combats politiques. Que Jean-Paul II s’est élevé contre les deux guerres du Golfe. Qu’il a maintes fois répété que la violence et la guerre ne sont jamais des solutions.  Et enfin que Benoît XVI a lui-même engagé un dialogue personnel avec des intellectuels musulmans et qu’à l’approche de la prochaine rencontre d’Assise, il appelle les croyants de toutes les religions à s’unir pour défendre partout la paix et la liberté religieuse. Celle de croire ou de ne pas croire.

 

A.S.