P. Nicolas Lhernould : en Tunisie, servir l’espérance

P. Nicolas Lhernould: en Tunisie, servir l’espérance

Le 3 octobre, lors de la rentrée académique de l’Institut catholique de la Méditerranée, le Père Nicolas Lhernould, vicaire général du diocèse de Tunis, a apporté un témoignage sur l’Église catholique en Tunisie aujourd’hui.

Quelle est la situation dans les pays du Maghreb, et particulièrement en Tunisie, depuis les printemps arabes ? Des contrastes existent entre les pays directement concernés par les printemps arabes. La Tunisie avance sur le chemin d’un processus de construction démocratique prometteur et positif. La Libye, au contraire, traverse une période de chaos terrible, avec une grande difficulté à retrouver une stabilité de l’autorité de l’État, et toutes les crises que l’on sait en matière sécuritaire ou migratoire.

Vous nous avez confié que, malgré les difficultés, vous n’arriviez pas à être pessimiste !

Ce qui fonde ma vision optimiste des choses, c’est d’abord la vie quotidienne avec les Tunisiens. Lorsque je vois, tous les matins, leur envie d’aller de l’avant, leur regard positif sur le futur, même s’il est incertain, leur façon de réagir, de trouver des solutions pour que la machine ne se grippe pas, pour construire, je ne peux pas être pessimiste, même s’il y a des défis, même si des événements, comme les attentats, mettent parfois le pays genou à terre. Mais derrière un arbre qui tombe, il y a une forêt qui pousse, et notre rôle d’Église en Tunisie, c’est d’être attentifs à la forêt.

Comment le pays se remet-il des attentats au musée du Bardo et à Sousse?

Les personnes ciblées par les terroristes ne sont pas les étrangers ni les chrétiens. Elles le sont en tant que symboles des valeurs de la société, de l’autorité de l’État ou de la stabilité économique. En l’occurrence, les étrangers touristes représentent 7 % de la richesse nationale en termes directs. Parmi les victimes des attentats figurent aussi des membres des forces de l’ordre et des hommes politiques. On sent monter une angoisse sociale qui vient d’abord des événements eux-mêmes, parce que les Tunisiens ne s’y reconnaissent pas. Ensuite, parce que cela s’inscrit dans un cadre international difficile, avec des appréhensions très fortes par rapport à ce qui se passe en Libye, qui pourrait déteindre sur la Tunisie. L’autre raison qui suscite cette angoisse est beaucoup plus profonde. Nos amis et partenaires musulmans tunisiens sont mortellement blessés dans leur identité et dans leur âme de voir que certaines organisations, comme l’État islamique, se prétendant religieuses, pervertissent en fait le message religieux. Ils ont besoin d’entendre que nous ne les voyons pas à travers ce prisme-là, c’est-à-dire que nous ne tombons pas dans le piège d’un amalgame.

La Tunisie a été mortellement blessée dans son identité, sa culture – le musée du Bardo est le plus grand musée du monde en termes de mosaïques – et son hospitalité, qui est une valeur sacrée. Lorsque des gens sont venus spontanément nous demander pardon, alors qu’ils n’y sont pour rien et que nous ne sommes pas visés, on sentait vrai­ment qu’il y avait une souffrance quasi-religieuse, parce que c’est un devoir devant Dieu d’accueillir et de protéger, comme on le ferait pour Dieu lui-même, celui que l’on reçoit chez soi.

Dans ce pays de 11 millions d’habitants, que représente l’Église catholique ? Numériquement, nous sommes très peu, 25 000 environ, de 70 nationalités différentes au moins. Un « petit troupeau » qui est au fond une image en miniature de l’Église universelle, avec peu de moyens humains et matériels, et une conscience vive du fait que la base de la mission, du témoignage, c’est l’amour fraternel. Du coup, même si le mot est un peu piégé, nous sommes une minorité religieuse, comme il y en a d’autres dans le pays : la minorité juive, moins nombreuse que nous, mais qui est citoyenne tunisienne, au sens de la nationalité, du fait de l’histoire, et puis des minorités musulmanes, en particulier soufies ou ibadites.

Votre parole est-elle attendue dans la société ?

Ce qui constitue un des atouts majeurs de la Tunisie, c’est sa société civile qui se réunit, qui agit, débat, qui prend ses responsabilités. Elle organise régulièrement des tables rondes, des colloques, des réflexions autour des grandes ques­tions sociétales du moment, et nous y sommes invités, au même titre que d’autres minorités religieuses. Très souvent, on nous demande d’apporter notre point de vue et d’expliquer comment, dans notre histoire, nous avons affronté des questions qui travaillent aujourd’hui le cœur de la société tunisienne: le lien entre le spirituel et le temporel, la question des minorités, du groupe et de la personne, le problème de la « gestion » du fondamentalisme. Nous souhaitons apporter notre pierre, sans militantisme, à cette reconstruction, parce que c’est passionnant.

Vous aimez bien utiliser le terme d’Église « citoyenne ».

Nos évêques d’Afrique du Nord ont trouvé que c’était une bonne expression pour décrire ce que nous ressentons profondément, pas seulement en Tunisie, mais aussi dans l’ensemble des Églises du Maghreb. Dans leur lettre pastorale, Serviteurs de l’espérance, ils expliquent qu’Église « citoyenne » dans nos pays, ça ne veut pas dire forcément que nous sommes Algériens, Marocains ou Tunisiens, mais citoyens de cœur, qui avons d’abord droit de cité dans ces pays depuis 1 800 ans que nous y sommes présents, mais, aussi, qui entendons prendre une part active à la construction de cette société. Nos évêques prennent plusieurs exemples de cet engagement citoyen : l’éducation, dans laquelle nous sommes historiquement très impliqués, transmettant des valeurs de pluralisme, de diversité, de tolérance, et formant les citoyens tunisiens de demain, puisque nos écoles scolarisent 6 000 jeunes Tunisiens musulmans dans une dizaine d’établissements. L’engagement au sein des familles mixtes, qui vivent au premier chef, dans toutes les strates de la société, un dialogue interreligieux « incarné ». Dans le domaine économique, de nombreux laïcs assument une responsabilité qui, au nom de leur foi, met la personne au centre des préoccupations dans une période de tempête économique et financière importante. Une démocratie tunisienne, car il ne s’agit pas de copier des modèles importés, a tout avantage à profiter de la présence de ses minorités, parce qu’elles sont un thermomètre de la démocratie. Prendre soin d’elles est un indicateur de qualité et de robustesse du processus en cours.

Dans ce processus démocratique, comment sont prises en compte les notions de liberté religieuse et de liberté de conscience ?

Ce que nous entendons en Tunisie par liberté religieuse, c’est la liberté de culte. Selon que l’on est juif, chrétien ou musulman, on a le droit, garanti par l’État, d’aller prier, de se réunir, dans le respect de l’ordre public. La liberté de conscience va plus loin. Elle inclut la liberté de culte, plus la liberté de changer de religion, de se convertir, ou bien de déclarer que l’on est sans religion. Ce qui est très original et novateur dans la Constitution de 2014, c’est qu’elle a voulu couler dans le marbre du droit ce principe de la liberté de conscience garanti par l’État, protecteur des sacrés. Nous nous en sommes réjouis, car nous considérons que le fondement de toute norme juridique, et donc de

l’action politique, est la garantie de la liberté de la personne dans toutes ses dimensions, y compris religieuse. Néanmoins, nous savons qu’il va falloir du temps, parce que le droit est une expression de la culture. Là, il a fait un pas en avant plus vite que la culture. Le processus d’harmonisation prendra sans doute du temps, mais c’est un pas révolutionnaire d’avoir une telle ouverture dans la constitution d’un pays arabe, fier de son arabité et de sa religion qui est l’islam.

Un thermomètre de la démocratie, c’est aussi l’accueil des migrants. Comment se passe-t-il chez vous ?

En Tunisie, nous avons deux phénomènes migratoires qui s’intensifient actuellement. Le premier est le résultat de la révolution libyenne. Beaucoup de Subsahariens qui étaient en Libye sont d’abord venus en Tunisie, ainsi que nombre de Libyens qui ont fui leur pays. L’autre pression migratoire est subsaharienne, même si elle est moins forte que dans les autres pays du Maghreb. La Tunisie est le point de passage rêvé par de nombreux migrants pour aller en Libye et prendre un bateau pour l’Europe. Notre rôle n’est pas de trouver une solution politique à cette crise, mais de voir dans le visage du frère celui du Christ, indépendamment de sa nationalité ou de sa religion, et de faire ce que nous pouvons. Des drames, aussi tragiques qu’en Méditerranée, se déroulent dans un océan silencieux qui s’appelle le Sahara. Il faut œuvrer en amont – c’est ce que nous essayons de faire avec nos amis des Églises subsahariennes -, pour travailler à la sédentarisation auprès des jeunes en particulier, qui sont les atouts et les forces vives de ces sociétés. S’ils partent, c’est qu’ils sont en mal de perspectives. Ce travail suppose de considérer le migrant non pas comme un problème à contenir ou à gérer, mais comme un partenaire. Dans certaines de nos paroisses aujourd’hui, surtout au Maroc, et aussi un peu en Algérie, 90 % des fidèles sont des migrants. Nous prenons conscience que la vitalité du Royaume tel que Jésus l’a prêché, c’est lorsqu’une communauté s’organise avec en son centre Lui-même et le plus petit, celui qui est marginal dans l’esprit de la société. Quand on inverse la logique, cela ne règle pas tous les problèmes, mais ça redonne au moins à la personne sa dignité évangélique, quelle qu’elle soit du point de vue religieux. Les migrants sont un symptôme du fait que notre monde a du mal – et c’est un euphémisme – à se construire en mettant de côté des logiques de convoitise ou de domination.

Sur quoi les évêques d’Afrique du Nord fondent-ils leur espérance ?

D’abord, sur Dieu Lui-même, qui est le premier missionnaire, et dans la prière, nous ressentons à la fois une joie, une fierté et une ténacité, non seulement à vivre là-bas, mais à y rester. Aujourd’hui, la question se pose en Libye, comme elle s’est posée en Algérie dans les années noires : rester ou partir. Mgr Martinelli, le vicaire apostolique de Tripoli, dit que ce qui nous sauve, ce n’est pas l’amour, c’est la persévérance dans l’amour jusqu’au bout: « Comme II avait aimé les siens qui étaient dans le monde, Il les aima jusqu’au bout… » Cette espérance se fonde ensuite sur les peuples dont nous partageons le destin quotidien, les joies, les peines, la volonté de dépasser les obstacles, les peurs, de réagir quand c’est nécessaire, de prendre ses responsabilités. Même si, évidemment, tout n’est pas simple, c’est extrêmement encourageant. L’élan lié aux révolutions ne s’arrêtera pas.

La troisième raison pour laquelle Serviteurs de l’Espérance a paru un titre opportun, c’est que l’espérance est non seulement une vision très positive de l’avenir, mais c’est surtout une mission que nous recevons: celle d’encourager, lorsque c’est nécessaire, de relever quand les gens tombent, de reconnaître aussi que bien des revendications et des cris que nous avons entendus au moment des révolutions ont une racine profonde qui est évangélique. Ne pas avoir peur, à travers tout cela, de redire ce qui fait la dignité profonde d’une personne et de vivre au quotidien la joie de s’engager pour construire une société plurielle, libre, fière d’elle-même, qui n’a pas peur d’avancer, en s’appuyant d’abord sur la richesse des personnes qui sont pour nous images de Dieu.

 

Propos recueillis par Dominique Paquier-Galliard

Publiés dans « Église à Marseille », n°10, Novembre 2015