Une Bible peut en cacher une autre

Cet ouvrage est consacré aux récits contenus dans les premiers livres de la Bible juive, depuis la Genèse jusqu’au 2^ème Livre des Rois. Il est l’œuvre de deux auteurs qui parlent d’une seule voix, le lecteur n’ayant pas la possibilité de savoir ce qui est dû à Thomas Römer, titulaire de la chaire Milieux bibliques au Collège de France et administrateur dudit Collège, et ce qui relève de Frédéric Boyer, écrivain, traducteur et éditeur, qui pilota notamment La Bible communément appelée “Bible des écrivains” ou “Bible des poètes”, éditée chez Bayard en 2001, où chaque livre biblique est traduit par un tandem composé d’un exégète et d’un auteur d’œuvres littéraires. C’est d’ailleurs la traduction de cette Bible qui est utilisée dans Une Bible peut en cacher une autre.

Une assez bonne connaissance des textes bibliques est nécessaire pour apprécier ce volume.

Le vocabulaire utilisé n’est aucunement technique, mais le lecteur doit savoir de quoi il est question lorsque les auteurs parlent de Genèse 1 (premier récit de la création), de Genèse 12 (vocation et premiers déplacements d’Abraham) ou de 2 Rois 25 (siège et destruction de Jérusalem). A défaut de savoir cela, il devra avoir une bible sous les yeux pour identifier les passages concernés.

L’idée maîtresse qui commande l’écriture de cet ouvrage est que tout récit est une relecture a posteriori d’événements passés, et qu’il est conditionné par la situation dans laquelle vit le rédacteur. Cela conduit à avoir, pour rapporter le même événement, non seulement des récits différents mais souvent des récits contradictoires. Prenons l’exemple du don de la terre à Abraham et à ses descendants. Dans le chapitre 2 de l’ouvrage, intitulé “La fabrique plurielle d’Abraham”, les auteurs soulignent le fait que, dans le livre de la Genèse, le Patriarche est appelé par Dieu à rejoindre la terre de Canaan pour y vivre comme un étranger au milieu des habitants du pays (Genèse 12, 6), alors que plus loin, dans le livre de l’Exode, la terre est donnée au peuple d’Israël comme une propriété exclusive, et que ce dernier doit en expulser, voire éliminer les nations qui y demeurent : la cohabitation initiale est devenue une conquête (Exode 34, 24).

Le même type d’incompatibilité de traditions différentes habite l’ensemble de la Bible : ainsi à propos de la création ou de l’Exode ; ou encore des récits sur les rois d’Israël et de Juda, où sont juxtaposés des récits monarchistes et des textes farouchement opposés à la royauté, le seul roi légitime d’Israël étant Dieu lui-même. Une phrase écrite dans le chapitre ayant pour titre”Le roman de Joseph, héros de la diaspora” (chapitre 5), résume bien ce que les auteurs pensent des récits bibliques contenus dans les livres étudiés : “C’est le génie du judaïsme que de faire tenir ensemble des textes qui peuvent être contradictoires, sans gommer la contradiction” (p. 103).

De façon analogue, on pourrait dire : c’est le talent de nos deux auteurs que de proposer à leur lecteur un parcours biblique qui souligne les contradictions entre les textes ; alors que l’homme moderne est souvent en quête de cohérence, ils nous proposent une concurrence, qui n’est pas moins vraie que les vérités rassurantes dont nous aimerions parfois nous repaître.

Ajoutons que le grand savoir de Thomas Römer et la qualité de conteur de Frédéric Boyer font de ce livre un ouvrage à la fois très informé et agréable à lire¹.

Michel Quesnel

Prêtre de l’Oratoire, à Lyon
Docteur en théologie, bibliste et exégète