Titre
Moïse l’insurgé.Auteur
Jacob RogozinskiType
livreEditeur
Paris : Cerf, 2022Collection
PassagesNombre de pages
388 p.Prix
24 €Date de publication
15 août 2024Moïse l’insurgé.
De quoi Moïse est-il le nom ? C’est la question à laquelle l’auteur1 tente, en quatre grandes sections et près de 400 pages, de répondre. Il le fait en philosophe du religieux et du politique, à l’écoute de deux principaux maîtres : Spinoza et Freud, dans une perspective déconstructiviste revendiquée, à la suite de Jean-Luc Nancy (p. 18-19).
L’ensemble vise à mettre en lumière, dans la Torah (comprendre : le canon juif de la Bible et non le seul Pentateuque2) l’émergence aussi bien que la trahison d’un schème politico-théologique associé au nom de Moïse et à l’événement dont le récit de l’Exode3 serait le “souvenir-écran” (l’auteur reprend le vocabulaire et la méthode de Freud, non ses conclusions, p. 19). Moïse serait le représentant d’un mouvement émancipateur en Canaan donnant naissance à une théo-démocratie égalitaire et inclusive, ce que Spinoza a pour sa part appelé “République des Hébreux” (p. 170-175). Le Dieu qui révèle son nom, Yhwh, au buisson ardent, avec qui le peuple libéré aurait fait librement alliance dans le désert, en serait le promoteur et le garant (p. 175-195 et p. 234-244). Le philosophe est globalement convaincant dans ce premier mouvement de sa pensée, quand bien même on pourra émettre de sérieuses réserves à l’égard du matériau historique et archéologique un peu daté qu’il convoque à l’appui de sa thèse (“Si Moïse était habirou [roman historique]”, p. 65-1084). La pertinence de la démonstration tient surtout à la mise en lumière de ce que l’auteur appelle un ensemble de contre-dispositifs (le terme est repris à Michel Foucault), contre-schèmes ou contre-mythes religieux et théologiques fonctionnant plus par intégration et sublimation d’un matériau antérieur que par leur illusoire élimination. La subversion mosaïque, c’est l’invention d’une contre-culture politico-religieuse contre toutes les “maisons de servitude” figurées narrativement par l’Égypte et son Pharaon.
À ce mouvement libérateur, l’auteur oppose un contre-mouvement de réactivation des schèmes politico-théologiques desquels “Moïse” et Yhwh auraient pourtant libéré leurs partisans. Pour le dire très rapidement : Moïse aurait dérivé en “Messie”, dans le judaïsme biblique et post-biblique ultérieur, comme dans le christianisme. À lire notre homme, à partir du moment où le peuple revendique et obtient un roi (1Samuel), il aurait trahi l’espérance initiale, dégradé l’utopie mosaïque. On assisterait, selon lui, à des retours successifs d’un refoulé que la figure du Yhwh mosaïque avait pourtant pour fonction de sublimer (le vocabulaire freudien est, de fait, omniprésent dans l’essai). Ce “retour” se donnerait, par exemple, dans le motif de l’élection, qu’il faudrait abandonner (p. 219-233, avec un très curieux parallèle avec l’idéologie nazie5), comme dans l’image paternelle de Dieu (p. 329). C’est jusqu’à la confiscation du Nom divin par le grand-prêtre dans le judaïsme du second Temple qui en serait la trace (p. 344). In fine, l’auteur appelle à un messianisme sans messie, une attente dynamique et émancipatrice dont, malgré ses trahisons dans l’histoire, le judaïsme serait le moins mauvais héritier, mais non le seul (p. 368-369).
J’ai déjà émis quelques réserves sur le matériau archéologique et historique convoqué à l’appui de la thèse initiale, de même qu’on sera, mais c’est un point de détail, peu convaincu par son analyse linguistique faisant, peut-être, de Moïse l’enfant d’un adultère (p. 25-27). On pourrait aussi trouver un peu forcée et trop univoque sa présentation des rituels sacrificiels et de leur sens. Ainsi, sa relecture du bouc-émissaire a le mérite de mettre en question la thèse de René Girard, mais l’envoi du bouc-émissaire au désert ne peut que difficilement se lire comme un refus divin du sacrifice (p. 157-163). De même, tout à sa critique du messianisme tel qu’il le comprend, il manque, me semble-t-il, la portée possiblement libératrice de la figure du serviteur souffrant et de sa réactivation chrétienne (p. 358-359)6 : un messie voire un Dieu identifié à toute forme de victime, voilà qui pourrait servir l’appel à la justice et à l’égalité qui sous-tend le système mosaïque.
Plus généralement, l’herméneutique du corpus biblique ici proposée fera lever plus d’un sourcil et grincer certaines dents – y compris les miens. Bien que se revendiquant d’une lecture “tautégorique”7 (Schelling, p. 19, p. 249), l’auteur n’en convoque pas moins un ensemble de concepts et de méthodes étrangers au récit qu’il prétend ne faire qu’interpréter par lui-même. Ainsi, la ligne anti-monarchiste de l’édition deutéronomiste des livres historiques est indéniable, mais ce n’est pas la seule théologie politique présente dans la Bible. Ce faisant, il semble moins lire que réécrire le corpus biblique : son entreprise de déconstruction-reconstruction est, dans les faits, la proposition d’un autre récit. C’est son droit le plus strict, et il le fait avec beaucoup de talent : ce n’est pas la moindre des qualités de l’ouvrage que d’inviter à faire un retour critique à nos bibles8.
Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond, op
Université de Lorraine, Laboratoire Écritures, Metz.
Notes
1 Professeur à la faculté de philosophie de Strasbourg, Jacob Rogozinski est l’auteur de plusieurs livres (sur Artaud, Derrida, la chasse aux sorcières, le djihadisme…) traduits en de nombreuses langues. Ses recherches sur la question de l’émancipation et la philosophie de la religion l’ont amené à s’intéresser à la figure de Moïse (4e de couv.).
2 Pentateuque : ensemble des cinq premiers livres de la Bible (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) qui couvre l’histoire religieuse depuis la création du monde jusqu’à l’entrée des Hébreux en Terre promise. – La tradition juive nomme ces cinq livres “Torah”, mot hébraïque qui signifie “la Loi”.
4 Habirou : populations semi-nomades en marge des sociétés établies, peut-être des esclaves en fuite, dont l’existence au Proche-Orient est attestée durant le deuxième millénaire.
5 Plus précisément entre la théologie de l’élection divine d’Israël et le racisme aryen.
6 Les quatre chants du Serviteur du deutéro-Isaïe (Is 42-53). Le christianisme y voit une préfiguration de Jésus Christ.
7 Tautégorique : qui renvoie à soi-même. Une lecture tautégorique de la Bible interprète la Bible par elle-même.
8 Cf. Emission Talmudiques, sur France Culture, dimanche 29/01/2023 : Le temps de Moïse 1 (31 mn), et dimanche 05/02/2023 : Le temps de Moïse 2 (32 mn) : note de la rédaction.