Titre

Louis Massignon au Levant

Sous titre

Ecrits politiques, 1907-1955

Auteur

Gérard D. Khoury ; préface d’Henry Laurens

Type

livre

Editeur

Paris : Albin Michel, 2019

Collection

Bibliothèque Histoire

Nombre de pages

473 p.

Prix

25 €

Date de publication

12 janvier 2020

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Louis Massignon au Levant

La mémoire de Louis Massignon (1883-1962) n’est plus guère évoquée que dans certains milieux restreints de spécialistes, qu’ils soient orientalistes ou catholiques. Pourtant, cet intellectuel, longtemps professeur au Collège de France, fut un des plus grands islamologues et arabisants français, acteur incontournable de la promotion d’un dialogue entre le monde de l’islam et les sociétés chrétiennes occidentales. Louis Massignon, à la fois philosophe, archéologue, historien, linguiste, sociologue… a été aussi un grand voyageur dans tout le Proche-Orient, officiellement mandaté par le Ministère des Affairées Étrangères français. L’intellectuel masquait l’homme de terrain et ses nombreux comptes-rendus de missions, révélateurs et témoins de la politique de la France au Levant.

Ce sont justement ces rapports officiels qui constituent l’essentiel du livre de Gérard D. Khoury, historien et essayiste franco-libanais[1]. L’auteur a rassemblé ces textes de Louis Massignon (non destinés à la publication) qui sont restés inédits jusqu’à ce jour. D’où le premier intérêt, documentaire, d’un tel ouvrage pour l’histoire des relations France – Proche-Orient au début du XXe siècle, et le second, plus personnel, qui laisse apparaître une autre image méconnue de Massignon, celle de l’observateur et de l’analyste pertinent de la culture et de la politique.

L’ouvrage est construit en deux parties. Dans la première (une centaine de pages), Gérard D. Khoury écrit la biographie de Louis Massignon, en insistant sur ses missions officielles, comme une mise en perspectives du recueil des textes suivants. La seconde partie contient dix-huit rapports de missions diplomatiques rédigés par Massignon. Ils sont présentés par ordre chronologique, couvrant une période de près de cinquante ans (1907-1955).

Chaque texte obéit scrupuleusement à la même structure : les objectifs de la mission, l’itinéraire, les questions traitées, les personnalités rencontrées, les interventions effectuées, les demandes diverses et les perspectives d’avenir. Derrière cette rigidité institutionnelle apparente, on découvre vite la personnalité du rédacteur. Mettant à jour des sites majeurs en Mésopotamie (aujourd’hui l’Irak), lors d’une première mission archéologique en 1907, il profite de son séjour pour parfaire sa connaissance de la langue arabe et lie de profondes amitiés avec ses hôtes. L’amour de l’Orient ne le lâchera plus.

Il appartiendra, comme expert, à la commission Sykes-Picot, sur le partage des zones d’influence, où il rencontrera son homologue anglais : T.E. Lawrence[2]. Militant de la cause de l’émancipation des peuples arabes, il sera bientôt l’expert reconnu par toutes les parties, même s’il se heurte aux mentalités colonialistes de l’administration française, aux prétentions hégémoniques et « matérialistes » des Anglo-Saxons (le pétrole…) ou à l’inertie de populations arabes trop longtemps opprimées.

Dès 1920, il pressent le danger de voir les chrétiens d’Orient tentés de s’identifier à l’Occident. Il estime qu’ils ont leur place dans le monde arabe (comme d’autres minorités : les Alaouites, les Kurdes…). Il refuse de cautionner les cloisonnements confessionnels tels qu’ils se mettent en place au Liban. De même, et pour la même raison, s’oppose-t-il à la création de l’État juif d’Israël, et n’aura de cesse d’améliorer le sort des réfugiés palestiniens. Il avait compris très tôt que le colonialisme, l’attitude prédatrice des Anglo-américains, les sentiments d’impuissance des populations opprimées et humiliées (l’unité arabe n’a jamais été réalisée malgré les promesses des Occidentaux…) tout cela devait conduire à une exaspération et une radicalisation des peuples arabes et musulmans.

C’est un homme de son temps, mais il voit plus loin que son temps avec des accents prémonitoires. Il continuera, comme expert et membre de l’Académie du Caire, à promouvoir la langue arabe et à appeler une France qui se dit « musulmane » par sa possession de l’Algérie, à être cohérente dans sa politique moyen-orientale. Ce qui lui attirera bien des mises en cause et des inimitiés. Gérard D. Khoury a glissé, en fin de certains rapports, quelques textes d’opposants reprochant à Louis Massignon sa trop grande empathie supposée pour l’islam et les peuples arabes.

Ce livre n’est pas de la littérature : le langage diplomatique stéréotypé a ses propres contraintes. Mais, pour qui s’intéresse à l’histoire du Proche-Orient dans la première moitié du siècle précédent, c’est une mine incontournable pour mieux comprendre l’état de la région aujourd’hui. Louis Massignon, expert islamologue[3] et diplomate, se révèle aussi lucide, passionné, voire même parfois mystique par sa foi catholique et sa foi en l’homme. Et c’est ce qui fait la saveur de ce recueil de textes inédits, écrits par un acteur direct, et qui apporte une facette politique méconnue à cette personnalité marquante du XXe siècle.

Claude Popin

 

Notes de la rédaction 

[1] Gérard Khoury (1938-2017) fut aussi romancier et chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d’Aix-en-Provence. Auteur d’une dizaine d’ouvrages consacré au Proche-Orient, il a publié notamment : La France et l’Orient arabe : naissance du Liban moderne (1914-1920).- Armand Colin, rééd. Albin Michel, 2009

[2] Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie (1888-1935)

[3] L. Massignon fut à l’origine, en Bretagne, du pèlerinage islamo-chrétien des sept dormants. À lire aussi :

Écrits mémorables / Louis Massignon. Edités sous la direction de Christian Jambet par François Angelier, François L’Yvonnet et Souâd Ayada. Robert Laffont, “Bouquins”, 2 vol., 1 024 p. chacun, 58 €.

Et Louis Massignon, hôte de l’Étranger / Françoise Jacquin. Préface de Mgr Jean-Marc Aveline.- Publications Chemins de dialogue, 2015