Recension

Titre

Les portes de Damas

Auteur

Lieve Joris ; récit traduit du néerlandais par Nadine Stabile

Type

livre

Editeur

Actes Sud, 1994 ; nouvelle édition augmentée, octobre 2015

Collection

Babel ; n°486

Nombre de pages

384 pages

Prix

8,70 €

Date de publication

22 septembre 2016

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Les portes de Damas

« On ne peut ignorer les Arabes, il faut continuer à vivre avec eux non ? » répond la journaliste-écrivain belge néerlandophone[1] à ceux qui lui conseillent de voyager « plutôt en Europe de l’Est qui restera le sujet dans les années à venir ».

Mais Lieve Joris ne va pas en Syrie, elle va « voir Hala », cette amie, sociologue à l’université de Damas, rencontrée à la fin des années 70, alors qu’elles avaient 25 ans : «  loin de chez moi, dans un pays réputé tellement fermé, j’avais trouvé une âme parente ». Eprise de liberté comme son amie occidentale, Hala, fait «  sa petite révolution à elle » en se débarrassant de sa virginité sitôt entrée à l’université à l’âge de 18 ans et en épousant Ahmed, un jeune communiste. Mais ce dernier est arrêté par les services de sécurité d’Assad en 1980 et depuis, Hala, qui vit seule avec sa fille Asma, est comme emprisonnée dans sa famille et dans son pays.

Alors, en 1992, Lieve vient séjourner chez son amie damascène afin d’écrire un livre « sur le drame social caché derrière les rapports qu’Amnesty International » publie chaque année : six mois sous l’œil omniscient des services de renseignements syriens, auprès de gens vivant dans la peur et dépendants pour leur quotidien de wasta, sorte de piston officiel arbitrairement attribué par le régime. Elle fait entrer le lecteur dans l’intimité étouffante d’une famille élargie, celle de la mère d’Hala mais aussi celle de la mère d’Ahmed, univers féminin dont les hommes règlementent les liens avec le monde extérieur, où les petites filles ne vont à l’école que jusqu’à douze ans  et dont les rencontres familiales en vue des mariages scandent les jours.

Grâce au mariage d’une sœur d’Hala avec un Alaouite, Lieve bénéficiera d’une visite à Qirdaha, le village natal d’Hafez el Hassad. Puis elle ira à Tadmur, près de Palmyre, pour une marche dans le désert conduite par un prêtre suisse qui veut redonner aux chrétiens syriens le sentiment de leur attachement à leur pays et empêcher leur départ ; elle comprend là pourquoi les chrétiens, se sentant toujours plus menacés, soutiennent dans leur majorité les Alaouites, historiquement plus tolérants envers les Chrétiens que les Sunnites. La visite à Palmyre est un moment fort : «  Pour Hala, Palmyre est un faible écho d’un passé profondément enfoui, mais en en faisant le tour avec Ibrahim, je sens qu’il considère cette ville comme un élément essentiel de sa propre histoire ».

Ibrahim est un riche homme d’affaires chrétien qui invite Lieve à découvrir sa ville, Alep, dont un quart des habitants sont chrétiens et que les Européens apprécient particulièrement. C’est là qu’elle rencontre Walid, grandi dans une famille sunnite libérale, croyant aux sciences, en une civilisation cosmopolite, l’un des intellectuels qui ont condamné la fatwa de Khomeiny contre Salman Rushdie et qui, malgré le danger, a confiance dans la force de la tradition culturelle de la ville : «  une telle société ne se détruit pas comme ça » dit-il et notre cœur se serre. Walid redoute la venue au pouvoir des Frères musulmans, ces fanatiques qui, selon lui, visent la destruction du pays.

Revenue à Damas, Lieve a pris de l’assurance pour explorer plus profondément la ville.

Au Festival du film où flotte un air de « perestroïka arabe » elle constate tristement l’éloignement d’Hala qui est désormais dans le camp de ceux qui, comme le lui dit le réalisateur Omar Amiralay[2], « haïssent chaque cinéaste qui a réussi en Europe, qui a jeté un pont vers l’Occident. Celui qui ose se libérer de sa tribu est aussitôt accusé de trahison. La tribu veut que tout le monde coule à pic comme une pierre lourde ».

Un an plus tard, Lieve invite son amie à Amsterdam avec sa fille. Mais Hala est déconcertée par les réalités occidentales. Son amie essaie de lui ouvrir une porte, « mais elle veut que cette porte reste fermée – sinon comment pourra-t-elle retourner en Syrie ? » Plus encore, Lieve comprend alors que «  Hala ne voulait nullement vivre dans un pays où, en plein jour, des femmes faisaient étalage de leur nudité et se laissaient examiner par les hommes qui passaient. »

Au printemps 2013, Hala, pour éviter d’être arrêtée à son tour, doit quitter son pays en ruines et elle choisit de rejoindre sa fille à Dubaï. Les deux amies communiquent parfois par téléphone et Lieve ne cesse de se questionner sur la différence de leur sort : «  Ma société a fait de la place pour moi, la sienne l’a forcée de plus en plus dans ses retranchements ».

Les Portes de Damas, récit sensible et captivant dont le titre salue la gloire de la perle de la Syrie, n’est pas une analyse politique ni géopolitique. C’est le constat, à partir de l’expérience d’une amitié entre deux femmes, du désenchantement des individus à la recherche d’une autonomie pour leur devenir propre dans un monde arabe incohérent et disloqué.

Pascale Cougard