Titre

Le Coran, une histoire plurielle

Sous titre

Essai sur la formation du texte coranique

Auteur

François Déroche

Type

livre

Editeur

Paris : Seuil, 07/02/2019

Collection

Les livres du nouveau monde

Nombre de pages

294 p.

Prix

23 €

Date de publication

19 septembre 2019

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Le Coran, une histoire plurielle

Depuis la fin des années 90, le Coran est l’objet d’une expertise académique renouvelée. Il a donné lieu à de très nombreuses études à la fois synchroniques et diachroniques. L’approche du Professeur François Déroche, titulaire de la Chaire  Histoire du Coran au Collège de France, se situe au niveau de la codicologie, c’est-à-dire de l’étude des manuscrits du Coran, reliés en codex. Cette étude scientifique est d’une portée considérable qui n’est pas sans rappeler l’impact des travaux du Père Lagrange sur la Bible à la fin du XIXe siècle[1]. Ses conclusions appellent en effet à une révolution copernicienne au sein de la théologie islamique en prenant le contre-pied du discours majoritaire caractérisé non seulement par la sacralisation de la canonisation d’une lecture du Coran dite de Ḥafs[2], mais aussi par un littéralisme dominant allant jusqu’à refuser la possibilité d’une approche herméneutique du texte coranique. Plus encore, elle pose la question théologique de l’articulation et de la conciliation entre une révélation unique descendue du ciel et transmise ex abrupto à Muḥammad et la pluralité des textes, des « mises en livres » de cette révélation.

L’examen des manuscrits et des contextes de la tradition musulmane de l’émergence d’une théologie du Coran permet à François Déroche de mettre en lumière la tension décisive entre d’une part la pluralité des textes, et d’autre part, le positionnement islamique de la tradition par rapport aux Écritures bibliques antérieures qui voit dans la pluralité le signe d’une incomplétude, d’une imperfection, d’une falsification : « alors que pour d’autres religions, la véracité du message s’accommode de variations majeures dans la formulation, telle n’est pas la position du dogme musulman » (p. 24). Dans cette mise à jour magistrale de la formation du texte coranique, de son unification à la fois textuelle et dogmatique, le Professeur Déroche explore et expose trois « pistes » : primo, l’étude du texte coranique lui-même et les indices qui témoignent d’une évolution ; secundo, la tradition orale dans le souvenir conservé d’une réflexion sur la transmission du Coran ; tertio, l’étude des manuscrits à proprement parler afin d’établir de manière objective et avec une datation rigoureuse, les variations du texte coranique au début de l’islam.

C’est donc la conjonction d’une étude intra-coranique, de la tradition et des manuscrits qui donne à son argumentation sa qualité et sa portée heuristique : François Déroche conclut qu’à partir de la fin du VIIème et aux VIIIe-IXe siècles, le Livre de Dieu (Kitāb Allāh) a été « corseté par les sciences islamiques qui en répertorient minutieusement tous les aspects » pour devenir « parfaitement authentique » et « supplanter le qurʾān » (p. 274).

Ainsi donc, l’idée originelle d’une pluralité des lectures du Coran à partir de voyelles différentes (cf. le ḥadīṯ des sept aḥruf [3] qui rappelle qu’il est possible de lire le Coran de sept manières différentes), a été confondue avec le fait que le Coran existait aussi sous différentes formes ; l’uniformisation des variantes qui sont pourtant attestées par de nombreux compagnons à l’époque de ʿUthmān[4], s’est imposée et s’est inscrite dans une logique étatique et théologique. Elle a cependant mis du temps, signe qu’à l’origine, la pluralité du Coran n’était pas une difficulté, d’autant plus qu’elle permettait aux différents groupes rivaux d’asseoir leur légitimité sur des données coraniques : « La lutte contre la multiplicité s’est poursuivie longtemps et dans deux directions, contre les autres recensions du Coran et contre les variantes qui se développaient ‘autour’ du rasm[5] ʿuthmanien.  Sur le plan légal, Déroche rappelle que Mālik b. Anas refusait la validité de la prière si le fidèle utilisait le texte d’Ibn Masʿūd[6] » (p. 119). Ce passage du multiforme à l’uniforme correspond aux moyens mis en œuvre pour lutter contre la fitna, la division, pour écarter toute divergence, source de discorde, au point d’atténuer la diversité des lectures canoniques.

Pour ce qui concerne les « leçons des manuscrits », d’importantes recherches ont été menées ces deux dernières décennies. Elles révèlent l’implication massive dès le VIIe siècle pour la production de copies du texte sacré. À ce jour, nous disposons de trois manuscrits de la période des origines qui permettent d’éclairer la transmission et la sacralisation du texte : il s’agit du Codex Parisino-petropolitanus[7], les manuscrits E 20 et Arabe 331, et du Codex Ṣanʿāʾ I de la seconde moitié du VIIe siècle. Déroche suit les copistes du Codex Parisino-petropolitanus et rend compte des évolutions : les copistes y ont apporté des améliorations qu’ils jugeaient nécessaires (p. 192), des modifications orthographiques ont eu lieu. On constate donc à la lumière de ces manuscrits « la plasticité du texte coranique vers le milieu du VIIIe siècle » (p. 200). Dans ce chapitre, François Déroche revient sur les hypothèses de sa collègue Asma Hilali. Selon A. Hilali, la diversité des manuscrits de Ṣanʿāʾ vient de ce qu’ils auraient été utilisés dans un contexte d’enseignement, d’apprentissage de l’écriture et de la lecture. Par conséquent, il n’est pas légitime de chercher à rapprocher ces manuscrits des versions non canoniques que sont les versions d’Ibn Masʿūd ou d’Ubayy.

Pour Déroche, cette position ne tient pas : dans le cadre d’une école, l’usage attesté à cette époque de tablettes en bois aurait été plus économique ; l’on aurait utilisé une encre à base de carbone, plus facile à effacer ; on n’aurait guère cherché à décorer des manuscrits pour une version d’enseignement… Or, par rapport à l’édition du Caire, le Codex de Ṣanʿāʾ I comporte plusieurs différences, ce qui atteste de la pluralité des textes : remplacement d’un mot par un autre, omission ou ajouts de mots, modification de l’ordre des mots, substitution d’une phrase par une autre, omission d’éléments de texte, ajout de texte.

De l’analyse de ces différences, de cette pluralité, Déroche fait l’hypothèse « que les sourates étaient déjà largement constituées avant la mort de Muḥammad et le début des différentes entreprises de compilation. Le fait que leur texte, tel qu’il nous a été conservé dans le manuscrit S I(a), coïncide très largement avec la Vulgate laisse penser que ces deux versions, la Vulgate et S I(a), dépendent de recueils dans lesquels l’enseignement de Muḥammad, organisé selon ses instructions, était consigné à partir du souvenir qu’en avaient les détenteurs de ces écrits. La séquence des sourates elle-même semble ne pas avoir été stabilisée – et le témoignage de la tradition musulmane pourrait indiquer que son principe même, la longueur des sourates, ne s’était pas complètement imposé si le récit relatif aux ṣuḥuf de ʿĀʾiša est exact » (p. 228-229).

Pour Déroche, l’étude des manuscrits permet ainsi donc « d’apercevoir un Muhammad plus soucieux du sens du message qu’il annonçait que de sa lettre » (p. 273). La mise par écrit sous l’autorité des premiers califes a définitivement modifié, d’une part la nature d’une proclamation orale souple (qurʾān), en évolution, dont la notation par écrit n’était ni définitive ni unique, et de l’autre le rapport au Coran de la communauté des fidèles dont les choix, comme le montrent les données, façonnaient un texte coranique encore flexible » (p. 273).

Ce livre destiné à un grand public averti est à la fois une synthèse des travaux sur les manuscrits du Coran menés dans le monde et ceux conduits par François Déroche. L’auteur a volontairement cherché à éviter une trop grande technicité de sa présentation, ce qui en rend sa lecture abordable[8]. En l’état des découvertes des manuscrits du Coran, ce livre présente l’état le plus abouti de la recherche sur la question de la canonisation du Coran[9] et du rapport au texte à l’origine de l’islam.

Emmanuel Pisani, ISTR de Paris / IDEO – Le Caire

 

Notes de la rédaction (1, 4, 6 à 9)

[1] Cf. Le Père Lagrange, fondateur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (EBAF).

[2] Parmi les sept manières de réciter le Coran on trouve la lecture de Hafs (90-180 Ḥ), l’un des spécialistes dans la récitation du Coran. Sa lecture est devenue la plus populaire.

[3] Selon la tradition prophétique, le Prophète atteste que le Coran a été révélé selon sept lectures (aḥruf).

[4] Uthman (574-656), 3ème calife de 644 à 656.

[5] Le rasm est le squelette de l’écriture coranique, sans points diacritiques qui permettent d’identifier avec précision la nature de la lettre.

[6] Ibn Masʿūd, mort en 650 à Médine

[7] À lire sur ce codex

[8] Écouter François Déroche invité de Ghaleb Bencheikh, dans l’émission « Questions d’islam », sur France Culture, le 05/05/19 rediffusée, le 18/08/19 (durée 58 mn).

[9] Sur la canonisation du texte coranique, on pourra lire le résumé du cours de François Déroche au Collège de France