Titre

La France des Belhoumi

Sous titre

Portraits de famille (1977-2017)

Auteur

Stéphane Beaud

Type

livre

Editeur

Paris, La Découverte, 2018

Collection

L’Envers des faits

Nombre de pages

352 p.

Prix

21€

Date de publication

13 janvier 2019

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La France des Belhoumi

Cet essai a pour objet de raconter l’histoire ordinaire d’une famille algérienne depuis son installation dans une banlieue de ville moyenne en France au mitan des années 1970. L’entreprise a impliqué, de l’auteur, cinq années d’échanges serrés avec les membres de la fratrie désignés sous des noms d’emprunt : entretiens de vive voix, coups de fil, mails et textos. Bref, de part et d’autre, s’est opéré un investissement intellectuel, psychique et affectif qui laisse des traces dans l’ouvrage et lui donne une résonance humaine singulière.

Car disons-le d’emblée : c’est un  livre qui fait penser aux meilleurs  ouvrages de la collection Terres Humaines, fondée en 1954 chez Plon, plutôt qu’à un  énième traité ardu de sociologie sur l’immigration. Des critiques l’ont déjà dit : on le lit comme un roman, on finit par être habité par la figure de Samira et Leïla, les deux sœurs aînées qui ont été les « locomotives » de la famille autant que les interlocutrices privilégiées de Stéphane Beaud[1], en étant associées d’emblée à son travail d’écriture et en relisant son texte d’autant plus près qu’elles ont affiné à travers lui la compréhension de leur itinéraire.

Trop succinctement, tirons quelques-uns des fils de ce récit à plusieurs voix, sous-tendu par une forte, mais discrète armature scientifique, qui dit sa dette aux travaux fondateurs sur l’immigration d’Abdelamalek Sayyad[2] et Gérard Noiriel[3].

Les parents nés et grandis en Algérie figurent à l’arrière-plan : le père ouvrier dans le bâtiment tôt retraité pour invalidité, qui n’élève pas ses enfants dans le ressentiment contre la France, et la mère, qui voudrait marier au plus vite ses filles en se pliant à la logique matriarcale des mères retournée contre leurs filles au Maghreb. Les deux sœurs aînées ressortent d’autant plus, qui ont acquis une culture générale (« légitime ») de facture universitaire et accédé à des métiers de cadres. Elles ont été des modèles pour les trois dernières sœurs et la référence pour les trois garçons dont elles ont suivi de près le parcours scolaire et, parfois, les flottements existentiels ou déboires affectifs. Pour ceux-ci, l’insertion au long cours reste plus incertaine que pour les sœurs cadettes, mais à ce jour aucun n’a été aspiré dans la mouvance islamiste, ni pris dans l’engrenage de Pôle emploi et de l’assistanat.

Par ailleurs, cet essai de microsociologie ne s’en tient pas à un cliché photographique de famille instantané, mais à une succession de portraits de groupe inscrivant cette fratrie dans la durée. Les deux sœurs aînées se meuvent dans le sillage de la génération de la marche des Beurs de 1983. Elles ancrent la fratrie à gauche et entretiennent avec l’islam un rapport d’éloignement. Elles n’ont pas eu peur d’être « javellisées », c’est-à-dire blanchies et francisées selon le mot sarcastique des réfractaires à l’assimilation silencieuse qui a engendré une « beurgeoisie ». Les trois dernières (il y a 16 ans de décalage entre l’aînée et la cadette) sont plus réservées sur ce glissement silencieux d’un monde à l’autre et sont moins réticentes à l’usage du référent islamique dans la construction de soi. Elles baignent plus dans l’ambiance historique générée par l’univers des « cités », qui correspond depuis le début des années 1990 à la ghettoïsation de quartiers jusqu’alors travaillés par les effets de la mixité sociale. Entre temps, l’effet intégrateur de l’école s’est estompé, le logement social s’est ethnicisé et les gens des banlieues se sont désaffiliés de la contresociété communiste qui les socialisait encore au début des années 1980 sans opérer de distinguo voyant entre minorités migratoires et monde ouvrier préétabli. Et puis, les attentats terroristes de 2015 s’invitent dans l’enquête et produisent  un effet de souffle sur les dix membres de la famille en fragilisant leurs acquis, ces « petits capitaux » socio-culturels grignotés à force de s’extraire de l’immigration vécue comme un stigmate.

Stéphane Beaud sait bien qu’une étude de cas ne peut se prêter à la généralisation. Et pourtant la sienne fait ressortir la présence silencieuse d’une minorité peu visible dans la société, embarquée dans un processus d’ascension sociale ou fournissant une main d’œuvre subalterne sans laquelle le fonctionnement de la société serait paralysé. Cette France des Belhoumi est à distance de la « minorité du pire » surexposée dans les médias et sur-analysée par les chercheurs en sciences sociales. C’est un ouvrage à lire et à faire lire pour s’interroger sur les fausses représentations fabriquées sur le monde issu de l’immigration et en tirer des applications pratiques. Car cette France des Belhoumi est aussi à bien des égards la nôtre, dans laquelle nous découvrons notre histoire immédiate comme dans un miroir.

 Daniel Rivet

 

[1] Sociologue, Stéphane Beaud, est professeur de sociologie à l’université de Poitiers, membre du Gresco

[2] Sociologue, directeur de recherche au CNRS, Abdelmalek Sayyad (1933-1998) est l’auteur notamment de La   La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré.- Seuil, 1999 ;  rééd.  2014 dans la coll. Points. Essais ; 743 et de L’Ecole et les Enfants de l’immigration.- Seuil, 2014

[3] Gérard Noiriel est un historien français, l’un des pionniers de l’histoire de l’immigration en France. Directeur d’études à l’IRIS-EHESS, il a publié entre autres : Immigration, antisémitisme et racisme en France.- Fayard, 2007 ; rééd. 2014.-(Pluriel)  et Réfugiés et sans-papiers: La République face au droit d’asile, XIXe-XXe siècle.- Fayard,  2012.- (Pluriel)