Nous relayons cette tribune publiée par “Le Monde” dans son édition du 5 août 2025, et transmise par Patrick Gérault, président d’honneur de Chrétiens de la Méditerranée.
Elie Barnavi et Vincent Lemire : “Monsieur le Président, si des sanctions immédiates ne sont pas imposées à Israël, vous finirez par reconnaître un cimetière”
Après l’élan diplomatique suscité par l’annonce de la reconnaissance de l’Etat de Palestine par la France, les deux historiens demandent à Emmanuel Macron, dans une tribune au “Monde”, de faire pression sur le gouvernement Nétanyahou pour faire cesser la famine à Gaza et obtenir la libération de tous les otages.
Monsieur le Président,
C’est en historiens que nous nous adressons à vous. En historiens conscients du tragique de l’histoire et de l’extrême péril qui aujourd’hui menace. Jeudi 24 juillet vous avez pris une décision courageuse et utile, en annonçant la reconnaissance de l’État de Palestine par la France lors de la prochaine Assemblée générale des Nations unies, le 21 septembre. Grâce à votre initiative, le Royaume-Uni, le Canada et bientôt d’autres puissances occidentales se joindront à cet effort collectif. Grâce à cet élan diplomatique, les capacités juridiques des citoyens palestiniens seront renforcées devant les instances internationales, ce dont ils ont plus que jamais besoin. Depuis votre annonce, la mobilisation internationale s’amplifie pour qu’un cessez-le-feu mette fin au calvaire insupportable des habitants palestiniens de Gaza et des otages israéliens détenus par le Hamas. Cela aussi doit être porté à votre crédit.
Votre initiative s’inscrit dans une longue histoire de promesses, de reconnaissances et de dénis, qui s’est toujours faite par échanges de courriers. Le 2 novembre 1917, le secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères lord Balfour apportait par écrit son soutien au projet d’”établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif”, promettant que “rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine”. A la fin de la première guerre israélo-arabe, le 24 janvier 1949, le ministre français des affaires étrangères Robert Schuman reconnaissait par écrit “le gouvernement provisoire d’Israël”, ajoutant que “cette décision ne préjuge pas de la délimitation définitive par les Nations unies du territoire sur lequel il exercera son autorité”.
“Votre décision est au sens propre historique”
Oralement le 2 mai 1989 avec sa fameuse formule sur la charte de l’OLP [Organisation de Libération de la Palestine] désormais “caduque”, puis par écrit le 9 septembre 1993, Yasser Arafat reconnaissait “le droit d’Israël à une existence en paix et sécurité” ainsi que “les résolutions 242 et 238 du Conseil de sécurité”, c’est-à-dire les frontières issues de la ligne de cessez-le-feu effective entre 1949 et 1967. Le lendemain, le gouvernement israélien dirigé par Yitzhak Rabin reconnaissait “l’OLP comme représentant du peuple palestinien” mais ne reconnaissait pas le droit des Palestiniens à un État. C’est cette absence de réciprocité, ce déni de dignité et de légitimité, péché originel des accords d’Oslo, que votre courrier à Mahmoud Abbas tente de réparer : une reconnaissance préalable, destinée à créer les conditions de son effectivité. Votre décision du 24 juillet est donc, au sens propre, historique.
Mais ni les Palestiniens de Gaza ni les otages israéliens ne lisent la presse internationale. Ils ne savent rien de votre geste. Ils ne savent pas non plus que l’écrivain israélien David Grossman a qualifié de “génocide” la situation à Gaza, le 1er août, dans une interview au quotidien italien La Repubblica. Ils ne savent pas que l’ONG israélienne B’Tselem (1) vient de publier un rapport qui documente rigoureusement la stratégie génocidaire du gouvernement israélien, rejoignant ainsi de nombreuses ONG comme Médecins sans frontière et Amnesty International ainsi que de nombreux historiens israéliens comme Daniel Blatman, Omer Bartov, Amos Goldberg, et d’autres experts. Ils ignorent que les photos d’enfants décharnés de Gaza tournent en boucle sur Fox News et que même Donald Trump commence à s’en émouvoir. Ils ne savent pas que son émissaire Steve Witkoff plaide de plus en plus ouvertement pour un accord “final”, c’est-à-dire la libération de tous les otages contre un arrêt définitif de la guerre, ce que le Hamas est prêt à accepter.
Une “vague de famine” va submerger Gaza
Ils ne le savent pas et, s’ils le savaient, cela ne changerait rien pour eux. Car ils ont d’autres préoccupations, autrement plus urgentes. Ils meurent de faim. Ils meurent de soif. Ils meurent d’infections ou de dysenterie. Ils meurent sous les balles des snipers mercenaires de la mal nommée Gaza Humanitarian Foundation. Ils meurent aussi de nos lâchetés et de nos renoncements. Quelque 60 000 morts en vingt mois à Gaza, sans doute plus, dont deux tiers de femmes et enfants. Cent quatre-vingt morts de faim déclarés à ce jour, dont 93 enfants, selon le ministère de la santé de la bande de Gaza. Mille quatre cents tués ces dernières semaines en allant chercher de la nourriture, d’après l’ONU. Une “vague de famine” qui va submerger Gaza selon le Programme alimentaire mondial, soulignant qu’à ce stade les habitants n’ont plus seulement besoin de nourriture mais aussi de nutriments ciblés, de soins et de médecins spécialisés pour endiguer la catastrophe. On ne largue pas les médecins par avion, Monsieur le Président.
Les 49 otages encore enfermés dans les tunnels de Gaza ne lisent pas non plus la presse internationale. Parmi eux on compte sans doute 20 survivants et au moins 27 cadavres. Tous ont déjà passé 668 jours en captivité, bientôt deux ans. Comment imaginer la profondeur abyssale de leur désespoir, l’accablement absolu de leurs familles ? Car eux aussi meurent de faim et de soif, comme Evyatar David, 24 ans, et Rom Braslavski, 21 ans, dont des images, abominablement mises en scène par le Hamas ont été diffusées le 31 juillet. Ils sont squelettiques et n’ont plus que la peau sur les os. Sur une des vidéos on voit Evyatar David creuser sa propre tombe, sous un tunnel. Images horrifiantes, produites pour terroriser, comme celles que les terroristes du Hamas ont filmées le 7 octobre 2023, en s’enivrant de leur propre cruauté.
Quant aux Palestiniens de Cisjordanie, ils ont peut-être appris que vous alliez les “reconnaître”, mais cela ne les protège pas de la violence débridée des colons, ni de l’appel à l’annexion de leur terre que le Parlement israélien a voté, le 23 juillet, par 71 voix contre 13. Un millier de Palestiniens de Cisjordanie ont été tués depuis le 7-Octobre, presque autant que dans toute la Palestine pendant les cinq ans de la première Intifada. L’éducateur palestinien Awdah Hathaleen, qui avait participé au film No Other Land (2), a été assassiné à bout portant le 28 juillet dernier par le colon Yinon Levi, qui n’a été depuis qu’assigné à résidence. Pour tous ces morts et tous ces morts-vivants, le bruit médiatique et diplomatique occidental ne changera rien. Vous le savez, seules des sanctions auront un effet.
“Sauver Israël contre lui-même”
Monsieur le Président, si des sanctions immédiates ne sont pas imposées à Israël, vous finirez par reconnaître un cimetière. Il faut agir maintenant pour que la nourriture et les soins puissent entrer massivement à Gaza. Le 1er août, la France a largué par avion 40 tonnes de nourriture. Quarante tonnes, l’équivalent d’un seul camion, alors qu’il en faudrait 500 tous les jours pendant plusieurs semaines pour casser la dynamique exponentielle de la famine. Ces largages par avion sont dérisoires, humiliants et dangereux.
Vous le savez, seules des sanctions immédiates et concrètes pèseront sur l’opinion publique israélienne et donc sur le gouvernement israélien, pour modifier vraiment la situation. Pour faire cesser la famine, pour un cessez-le-feu permanent, pour la libération de tous les otages, pour la protection des Palestiniens de Cisjordanie, pour sauver Israël contre lui-même.
Dans le Guardian du 29 juillet (3), 31 personnalités israéliennes (ancien procureur général, ancien président de l’Agence juive, plusieurs Prix Israël…) demandent des sanctions immédiates et “paralysantes” sur Israël. Des sanctions “paralysantes”, le mot est fort. Sont-ils “antisémites” ? Sont-ils même “antisionistes” ? Non, ce sont des patriotes, mais ils savent que les gesticulations diplomatiques ne servent à rien face à un gouvernement fasciste qui ne comprend que la force.
“Deux poids, deux mesures”
Quelles sanctions ? Les Pays-Bas ont déclaré les ministres suprémacistes Ben Gvir et Smotrich persona non grata sur leur sol. Le ministre de la sécurité nationale Itamar Ben Gvir qui, dimanche 3 août, est venu prier bruyamment sur l’esplanade des mosquées/Mont du temple, au mépris du statu quo régissant les lieux saints de Jérusalem, espérant sans doute torpiller les chances d’un cessez-le-feu en enflammant encore un peu plus la situation. Le ministre des finances Bezalel Smotrich, qui assumait dès décembre 2023 son souhait qu’”il ne reste plus que 100 000 habitants à Gaza à la fin de la guerre”, contre 2,3 millions aujourd’hui. Mais il faut aller plus loin et imposer un travel ban [interdiction d’accès au territoire] européen à tous les ministres israéliens, car tous sont solidaires de ce cabinet criminel et despotique.
La Slovénie a déclaré un embargo unilatéral sur les armes. La Suède demande la suspension immédiate de l’accord commercial entre Israël et l’Union européenne, qui représente presque un tiers de son commerce extérieur. La Belgique, les Pays-Bas, l’Irlande, la Lituanie, la Slovénie et l’Espagne ont confirmé publiquement qu’ils exécuteraient strictement le mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale contre Benyamin Nétanyahou et l’ancien ministre de la défense Yoav Gallant. A ce jour, la France n’a ni demandé ni, a fortiori, mis en place aucune sanction concrète pour peser vraiment et tout de suite.
L’Union européenne vient de décider un dix-huitième paquet de sanctions contre la Russie pour la punir de ses méfaits en Ukraine. Dix-huit paquets de sanctions contre la Russie, largement inefficaces contre ce pays à échelle subcontinentale ; aucune sanction contre Israël, alors que son isolement géographique les rendrait immédiatement efficaces et perceptibles, dans tous les magasins du pays. Comment contester qu’il s’agit là d’un deux poids deux mesures ? Le droit international ne peut pas être à géométrie variable, il en va de sa consistance et de sa crédibilité même. Or, l’Europe n’est rien d’autre que du droit international, négocié, consenti et appliqué. Si ce principe s’écroule, l’Europe disparaît de la scène internationale, définitivement.
“Plan de nettoyage ethnique”
L’excuse de l’absence de consensus européen ne tient plus. Fort de l’élan diplomatique que vous avez créé le 24 juillet, vous pouvez initier et entraîner une coalition de volontaires parmi les États européens. Vous devez agir maintenant, car il y a urgence absolue. Le 24 juillet, le jour même de votre décision historique, le ministre israélien du patrimoine Amichai Eliyahu a déclaré à la radio que “le gouvernement est engagé dans une course contre la montre pour anéantir Gaza. Nous sommes en train d’éliminer ses habitants. Gaza sera entièrement juive”. Il dit vrai, c’est bien une course contre la montre, car le plan de nettoyage ethnique, élaboré de longue date, est aujourd’hui entré en phase opérationnelle.
En décembre 2023, le ministre des communications Shlomo Karhi déclarait que “l’émigration volontaire doit parfois être imposée avant d’être consentie”. Le 21 mars 2025 une “administration chargée du transit volontaire des habitants de Gaza” a été créée. Début avril, le premier ministre israélien a déclaré : “Nous ne nous cachons pas, c’est bien notre plan.” Le 5 mai, les membres du cabinet de sécurité israélien ont approuvé “le plan de départ volontaire [sic] des Gazaouis”, qui aujourd’hui déjà sont concentrés sur 12 % de l’enclave. Ils ont un plan, Monsieur le Président. Un plan crédible, solide, financé, et la famine organisée à Gaza fait évidemment partie du plan. Quel est le vôtre ?
Monsieur le Président, ne confondez pas le bruit diplomatique et la réalité du terrain. Depuis votre annonce du 24 juillet tout a basculé sur le plan diplomatique, mais rien n’a changé à Gaza. La promesse d’une reconnaissance n’a jamais nourri personne. Soyez cohérent, si vous voulez préserver la possibilité d’un futur État de Palestine, commencez par sauver ses futurs citoyens. La dernière semaine de juillet fut celle de la mobilisation diplomatique. La première semaine d’août doit être celle des sanctions. Sinon, votre décision courageuse se soldera finalement par une reconnaissance à titre posthume.
Tribune – Le Monde du 5 août 2025
Elie Barnavi (4) est historien et diplomate. Ancien ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002, professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel-Aviv, conseiller scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles, il a notamment publié “Lettre d’un ami israélien à l’ami palestinien” (Flammarion, 1992), “Dix thèses sur la guerre” (Flammarion, 2014) et “Israël. Un portrait historique” (Flammarion, 2015).
Vincent Lemire (5) est professeur d’histoire à l’université Paris-Est Gustave-Eiffel. Il a dirigé le Centre de recherche français à Jérusalem de 2019 à août 2023 et dirige aujourd’hui le projet européen openjerusalem.org
NDLR.
(1) Voir ce rapport (intégral ou sous forme de sommaire) sur le site de B’Tselem “Our genocide”, en anglais, https://www.btselem.org/publications/202507_our_genocide
(2) Le film No Other Land a été présenté sur ce site lors de sa sortie : https://www.chretiensdelamediterranee.com/event/invitation-au-film-no-other-land-sur-la-resistance-palestinienne-en-cisjordanie/
Nous avons repris un entretien avec les réalisateurs publié par le Ccfd-Terre Solidaire :
https://ccfd-terresolidaire.org/israel-palestine-no-other-land-les-terres-palestiniennes-colonisees/
(3) The Guardian, 29 juillet 2025, en anglais : “Israeli public figures call for ‘crippling sanctions’ on Israel over Gaza starvation”
(4) Voir la recension des mémoires d’Elie Barnavi, “Confessions d’un bon à rien“, Grasset, 2022, par Bernard Ughetto sur ce site.
(5) Voir sur ce site une présentation de l’ouvrage de Vincent Lemire, Histoire de Jérusalem (bande dessinée).