L’asile, un droit humain imprescriptible (2). “Qu’as-tu fait de ton frère ?” par le frère Gabriel Nissim, op.

“Qu’as-tu fait de ton frère ?”, demande Dieu à Caïn. Alors, aujourd’hui, si nous avons laissé mourir des femmes et des hommes sans les secourir, en Méditerranée et sur nos frontières barricadées, ce n’est pas d’abord parce qu’ils sont des étrangers, c’est parce que notre humanité, depuis les origines, refuse la fraternité, que l’autre nous soit proche ou lointain.

Il ne faut pas nous leurrer : le refus de l’étranger, le doigt accusateur que nous pointons sur “l’autre”, quand cet autre ne sera plus là, ce sera alors chez nos plus proches que nous trouverons un bouc émissaire à nos difficultés. Notre absence de politique migratoire responsable relève de ce fond de violence, d’égoïsme, qui habite l’humanité dès l’origine. L’exemple emblématique de Caïn nous montre que la fraternité devra toujours faire de notre part l’objet d’un choix éthique, soulignait Paul Ricœur. Certes, nous avons mis en place des règles sociales pour endiguer cette tendance à la violence. Nous avons même fait des progrès immenses à cet égard avec la prise en compte des Droits humains, depuis 1948, y compris le droit d’asile. Mais la fraternité, inscrite désormais dans notre Constitution (justement face à un prétendu délit de solidarité à l’égard des migrants !) ne sera jamais acquise une fois pour toutes.

“Qu’as-tu fait de ton frère ?” Voilà la question qu’aujourd’hui encore, donc, nous, nous avons à entendre, en tant qu’êtres humains, en tant que croyants, de la part de Dieu devant les drames vécus par tant de migrants, comme devant l’ensemble du fonctionnement de notre monde. Une question qui interroge radicalement notre société de consommation et l’individualisme narcissique exacerbé qu’elle suscite. Un individualisme déjà par rapport à nos plus proches, si souvent, et donc a fortiori devant ces étrangers “qui ne nous sont rien”. Mais alors, réciproquement, entendre cette question de Dieu, changer d’attitude vis-à-vis de l’étranger aura aussi des conséquences positives en faveur d’un progrès global de la fraternité dans l’ensemble de notre vie sociale, de notre monde. Faire écho à cette question, la reprendre à notre compte, voilà aujourd’hui notre responsabilité prophétique : “Face aux peurs croissantes, aujourd’hui, devant les autres, c’est de l’humanité de ces autres dont nous sommes appelés à être les témoins, les prophètes, au nom de Dieu”1. Car cet “autre”, aussi étranger soit-il, le Christ me dit qu’il est en réalité mon “prochain” – si je le veux, si je décide de me faire, moi, son prochain.

C’est exactement l’objet de la parabole du Bon Samaritain2 (Luc, 10, 30-37). “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”, oui, mais qui est mon prochain, demande le légiste à Jésus. Alors Jésus lui répond en prenant l’exemple d’un Samaritain – un étranger, de ceux avec lesquels les Juifs n’ont pas de relation – qui, devant un Juif à moitié mort sur le bord de la route, le prend en charge, à la différence des deux Juifs représentatifs qui viennent de passer là. Et Jésus alors de demander : “Qui s’est fait le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ?” Et la question, aujourd’hui, est bien celle-là : qui va se faire le prochain de ces femmes et de ces hommes qui viennent nous demander de les aider à se sauver d’une existence invivable, des violences et des menaces qu’ils ont subies ?

Heureusement, nombreux sont celles et ceux qui, aujourd’hui, ici, font résonner cet appel et qui eux-mêmes y répondent. Nos Églises, toutes ces dernières années, n’ont pas cessé d’avertir sur nos responsabilités à l’égard des migrants, et ont mis en place des institutions pour aider à leur prise en charge. Plusieurs organisations chrétiennes se mobilisent et se coordonnent, telles la Cimade, le CCFD–Terre solidaire, San Egidio, la Plateforme protestante pour l’accueil des réfugiés, le Secours Catholique, Jesuit Refugee Service, l’ACAT et bien d’autres. Notamment sur le terrain, car le plus urgent, le plus nécessaire, ce sont les initiatives locales : ce sera devant le visage de l’autre que tomberont les résistances, les refus. Faire de cet étranger notre prochain, très concrètement, en créant des occasions de rencontre, d’entraide, de sourires échangés. Tel ce paysan qui, resté seul dans sa grande ferme après le départ de ses enfants, et auquel on avait demandé d’accueillir une famille migrante, commença par dire non – puis, devant les enfants de cette famille, finit quand même par accepter. Et voilà qu’en quelques semaines, cette famille est devenue “sa” famille, un vrai et grand bonheur pour lui et pour eux. Ou déjà comme cette femme, durant l’Occupation, à laquelle son fils avait demandé de cacher un enfant juif ; et quand l’enfant fut arrivé, elle dit, tout étonnée : “Mais cet enfant, il est comme les autres enfants…”.

L’enjeu est essentiel, pour chacun de nous comme pour l’ensemble de notre société : c’est celui de la fraternité universelle, sans frontières. Des différences, oui, mais pas au point d’obnubiler notre ressemblance de fond. Cette fraternité, elle provient de notre origine commune, la paternité universelle de Dieu pour notre humanité. Et c’est la volonté de Dieu que nous la choisissions librement, afin de devenir ce que nous sommes en réalité. C’est ce que le Christ vient annoncer, semer, sauver. C’est ce que nous inspire, au sens fort, l’Esprit saint, lui qui, à la Pentecôte, fait parler les Apôtres de façon que chacun des auditeurs l’entende dans sa propre langue. Cette fraternité universelle, c’est elle qui est l’objet de notre espérance, quand nous serons tous ensemble à la table de fête que le Seigneur nous prépare, “de toutes nations, tribus, peuples et langues”, cette “foule immense que personne ne peut dénombrer”, mais dont chaque participant se comprendra et comprendra les autres comme les enfants bien-aimés de notre Père unique, selon la vision que nous livre l’Apocalypse (7, 4-17). Et nous, malgré tous les obstacles, “par notre foi, cette manière de posséder déjà ce qu’on espère, ce moyen de connaître les réalités que l’on ne voit pas” (Hébreux, 11, 1), nous commençons à la vivre.

Une fraternité sans frontières, au-delà de toutes les différences, dont nous pouvons être heureux d’être les prophètes, et donc aussi les artisans, dès ici et maintenant : la fraternité de l’unidiversité, avec toute la richesse de notre humanité.

Une “foule immense que personne ne peut dénombrer”

1 Un monde tortionnaire, Rapport ACAT-France 2021, p.173

2 Ibid.

frère Gabriel Nissim, op

Images Caïn tue Abel, Gustave Doré Wikicommons, Foule de pèlerins Dreamstime

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