Jeune Afrique – Tunisie : il faut sauver Carthage

Classé au patrimoine mondial de l’Unesco, le site archéologique risque de perdre son label en raison d’une notable dégradation de l’environnement liée à un laisser-aller général.
Entre les verdoyantes collines de Byrsa et de Borj Jedid, le palais présidentiel et son parc archéologique, Carthage semble figée dans le temps. Mais cette vision de carte postale masque une tout autre réalité. Classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979, le site risque de perdre ce label en raison d’une notable dégradation de l’environnement.
En cause, un laisser-aller général dû principalement à la confusion qui règne au sein des institutions depuis la chute du régime de Ben Ali, en janvier 2011. En quelques semaines, le port punique, espace protégé, a été transformé en débarcadère, et de nombreux terrains non constructibles ont été recouverts d’habitations anarchiques, notamment à proximité des quartiers populaires de Mohamed-Ali et d’El Yasmina, où résident les trois quarts des 20 000 résidents de Carthage.
La ville en attente d’un conseil municipal élu
La commune a une superficie de 610 hectares, dont la moitié sont des terrains archéologiques. Conséquence : les décisions la concernant relèvent de la municipalité, du ministère de la Culture et de l’Institut national du patrimoine (INP). Trois acteurs qui se renvoient la balle, d’autant qu’ils sont systématiquement interpellés par des associations militant pour la mise en place rapide d’un plan de protection et de mise en valeur (PPMV).
Des mécontents imputent la dégradation de la commune, laquelle est essentiellement résidentielle et sans activités économiques notables, à un conseil municipal non élu, provisoirement désigné en attendant les élections locales de 2016.
La municipalité projette, en partenariat avec des privés, de multiplier, sans affecter le sous-sol, les infrastructures sportives

Pourtant, « lassée d’attendre l’intervention de l’INP, la mairie a pris sur elle de débarrasser les ports puniques de ses squatters », précise Zied el-Hani, membre du conseil municipal, qui rappelle que Carthage est d’abord un symbole civilisationnel et qu’il faut protéger le lieu où est née la première démocratie de l’histoire de l’humanité.
La municipalité projette, en partenariat avec des privés, de multiplier, sans affecter le sous-sol, les infrastructures sportives, notamment à Seniat Fakoussa et sur le lieu-dit du Bir, « pour permettre aux jeunes démunis des environs d’avoir d’autres alternatives que la drogue ou le jihad ». Un vaste programme qui prévoit aussi la création d’une école de mosaïque, d’une piscine dans un cimetière chrétien désaffecté, d’un cinéma en plein air et d’un immense chapiteau sur la colline de l’Odéon pour la prochaine session du festival Jazz à Carthage.
Se recentrer sur le quotidien des carthaginois
Pour la commune, il est d’autant plus vital de générer des fonds propres que le nombre de touristes est en net recul et qu’elle ne perçoit plus les 350 000 euros reversés par l’Agence de mise en valeur du patrimoine, chargée de l’exploitation des sites archéologiques. Partenariats public-privé, sponsorisation, organisation de manifestations culturelles ou sportives et dons, tout est bon à prendre.
Y compris la carte satellitaire des sous-sols de Carthage, offerte par la ville chinoise de Xi’an. Il n’empêche, les riverains, qui souvent ignorent tout de ces projets, s’inquiètent du manque de transparence de la gestion de la commune et réclament de la municipalité qu’elle se recentre sur le quotidien : « Des immondices s’amoncellent dans les ruelles et sur les terrains vagues, peste un résident. Des habitants ont fourni à la collectivité des poubelles… qui ne sont toujours pas installées. »
L’erreur de construire sur la Carthage antique remonte à la période coloniale, mais la destruction du site a doublé depuis 1956, explique Youssef Cherif, archéologue

Les doléances ne s’arrêtent pas là : beaucoup s’étonnent que, sur les 150 ordres de destruction de constructions anarchiques, 20 seulement aient été exécutés, et soulignent que Carthage est toujours une cible de choix pour la spéculation immobilière. « L’erreur de construire sur la Carthage antique remonte à la période coloniale, mais la destruction du site a doublé depuis 1956 : c’est une responsabilité partagée à assumer aujourd’hui », explique Youssef Cherif, riverain et archéologue de formation.
L’intervention de l’INP ainsi que la mobilisation des réseaux sociaux ont empêché la disparition d’une partie méconnue de la nécropole des « Rabs », grands prêtres et prêtresses de la Carthage punique, mise au jour à la faveur de fouilles préventives avant la construction d’une résidence non loin du palais présidentiel et de la villa Baizeau de Le Corbusier. « C’est une découverte inestimable. Nous allons mettre en œuvre les moyens pour racheter ce terrain », assure Nabil Kallela, directeur de l’INP. Une décision importante mais onéreuse pour un État dont les caisses sont vides.
Frida Dahmani