Cet entretien, paru sur le site de notre partenaire Pax Christi, rappelle qu’après l’évacuation de la population arménienne du Haut-Karabakh, une menace pèse maintenant sur l’Arménie elle-même.
6 octobre 2023
Pax Christi :
https://www.paxchristi.fr/2023/10/06/haut-karabakh-epuration-ethnique/
Après un exode massif face aux troupes azerbaïdjanaises, le Haut-Karabakh est désormais vide de sa population arménienne. L’état auto-déterminé n’existe plus, son président a annoncé la dissolution des institutions et du gouvernement. Des dizaines de milliers d’Arméniens se trouvent ainsi privés de leur terre, dans un écho douloureux au génocide de 1915.
Entretien avec Laurent Leylekian, analyste politique, spécialiste du Caucase et de l’Asie Mineure.
Que sait-on de la situation actuelle au Haut-Karabakh et du nombre d’Arméniens qui ont fui ?
Le processus d’épuration ethnique est quasiment achevé. L’immense majorité des 120 000 Arméniens qui résidaient au Haut Karabakh ont fui. On estime qu’il reste uniquement entre 50 et 1000 personnes, mais il est difficile d’avoir un chiffre précis. Ceux qui restent sont des gens qui n’ont pas pu fuir car trop âgés ou handicapés, certains ont sans doute aussi décidé de rester. En tout cas, ils représentent moins d’un pourcent de la population. Aliev a essayé d’affamer les gens pour les forcer à partir mais comme ça n’allait pas assez vite, il a finalement décidé d’envahir le Karabakh. On pense qu’il y a eu 500 morts parmi les soldats karabakhiotes et plus d’une centaine de morts du côté azerbaïdjanais.
Qu’ont à craindre les Arméniens qui restent par obligation ou de leur plein gré ?
Ils ont tout à craindre. Depuis trente ans, les enfants azerbaïdjanais sont éduqués à la haine, chaque jour on leur apprend à haïr les Arméniens. Aliev, le président azerbaïdjanais, a dit des Arméniens du Haut-Karabakh : “On les chassera comme des chiens”, il a aussi inauguré le parc des Trophées à Bakou où sont exposés les armes et les casques des soldats arméniens morts pendant la guerre de 2020.
A peine arrivés à Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh, les Azerbaïdjanais ont rebaptisé une des rues principales du nom d’Enver Pacha, un des principaux acteurs du génocide arménien de 1915. Il y a bien là un projet génocidaire. C’est d’ailleurs pour garantir leur droit à la vie que les Karabakhiotes avaient fait sécession de l’Azerbaïdjan soviétique en conformité avec les lois alors en vigueur.
Comment comprendre la dégradation de la situation ces dernières années ?
Il faut remonter à 2018 avec l’arrivée au pouvoir en Arménie de Nikol Pachinian. C’est un homme qui puise ses références et ses valeurs du côté de l’Occident, la plupart de ses ministres ont été formés dans des universités américaines. Il n’y a rien qui permette d’y voir une révolution de velours avec les Etats-Unis à la manœuvre, mais la simple personnalité de Nikol Pachinian est vue avec méfiance par le Kremlin.
A cela s’ajoute le fait qu’Aliev réussi très bien à jouer du soutien turc et russe. Il parvient à conserver des connexions avec le Kremlin qui n’a pas intérêt à ce que l’Azerbaïdjan bascule complètement dans le camp turc. Peu avant le début de la guerre d’Ukraine, Aliev a signé un accord militaire avec la Russie, l’appui de Moscou dans la région est désormais l’Azerbaïdjan et non plus l’Arménie.
Finalement on a assisté au lâchage de l’Arménie par la Russie. Certes les Russes ont jugé bon de suspendre le conflit en 2020, sans pour autant y mettre un terme, mais c’est avant tout une manière de conserver un moyen de pression à la fois sur l’Arménie et l’Azerbaïdjan. La Russie a besoin d’un conflit pour rester dans la région et apparaître comme médiatrice.
Quelle est la position de l’Arménie aujourd’hui ?
L’Arménie est sortie affaiblie de la défaite de 2020 et a renoncé à soutenir le processus d’auto-détermination de l’Artsakh (NDLR désignation arménienne du Haut-Karabakh). Elle s’est concentrée sur son propre sort car aujourd’hui des portions du territoire arménien sont occupées par l’Azerbaïdjan. L’Arménie fait maintenant ce qu’elle peut pour accueillir le flot de Kharabakhiotes qui arrivent, mais c’est un pays d’uniquement trois millions d’habitants avec un PIB par habitant équivalent à celui du Brésil. Le pays n’a pas la capacité logistique pour accueillir tous ces gens, une aide extérieure sera nécessaire.
L’Arménie fait état de ses craintes face aux les velléités expansionnistes de Bakou, quelles peuvent-être selon vous les intentions de l’Azerbaïdjan ?
L’Azerbaïdjan ne fait aucunement mystère de ses ambitions colonialistes et éradicatrices. Avant même l’épuration ethnique de l’Artsakh, le Président Aliev revendiquait le sud de l’Arménie, le lac Sévan et même la capitale Erevan, c’est-à-dire quasiment toute l’Arménie. Depuis la conquête de l’Artsakh, l’Azerbaïdjan a mis ce discours en veilleuse le temps de se refaire une image. Mais les fondamentaux génocidaires de l’Etat azerbaïdjanais n’ont en rien changé et s’inscrivent dans les plans du panturquisme, précurseur oriental du nazisme qui a conduit en Turquie au génocide des Arméniens de 1915 à 1917. L’intention de l’Azerbaïdjan et de la Turquie est donc la disparition pure et simple de l’Arménie et des Arméniens.
Comment interprétez-vous la frilosité des réactions occidentales ?
Le monde occidental ne réagit qu’en fonction de ses intérêts, et il n’a aucun intérêt dans cette affaire si ce n’est le gaz azerbaïdjanais, qui est d’ailleurs vraisemblablement du gaz russe censé être boycotté depuis le début de la guerre d’Ukraine. L’Union Européenne a laissé tomber le Haut-Karabakh comme elle a laissé tomber le Yémen ou d’autres causes. C’est assez dévastateur pour l’image de pays qui prétendent diffuser des valeurs démocratiques. Parmi les pays qui ne font rien, la France est celui qui parlait le plus ! Elle a désormais annoncé son intention d’agir pour défendre l’intégrité territoriale de l’Arménie. Mais, en même temps, Emmanuel Macron a dit ne pas vouloir prendre de sanctions contre l’Azerbaïdjan, la France pourrait pourtant prendre des mesures symboliques mais efficaces comme l’interdiction des athlètes azerbaïdjanais de concourir aux Jeux-Olympiques de Paris, ou geler les avoirs de la famille Aliev à Paris et les priver de visas.