Titre

Mon tissu préféré

Réalisateur

Gaya Jiji

Pays

, ,

Type

film

Année

2018. Sortie en salles le 18/07/2018.

Date de publication

20 août 2018

Mon tissu préféré

Quelle femme puis-je être ? Telle est la question que la jeune héroïne de Mon tissu préféré de Gaya Jiji semble se poser alors que dans Damas explose le « printemps syrien ». Le conte oriental métaphorique, parfois obscur, le dispute à la chronique familiale dans ce premier long métrage courageux, en partie autobiographique, qui fait entendre une voix féminine singulière racontant  peurs et désirs syriens.

Damas, 2011. La révolution  du «  printemps syrien » commence à gronder, les échos du soulèvement populaire de Deraa sont omniprésents dans les familles, par la radio, la télévision ou sur les tablettes diffusant des images de téléphone portable. L’héroïne traverse aussi parfois, en taxi collectif, les rues de Damas – reconstituées car le film est tourné à Istanbul. « Que Dieu maudisse cette époque ! » dit Samel le militaire, « on est déjà mortes ! » prédit «  Line au pays des merveilles » qui voudrait se projeter sur une planète. S’enfuir, disparaître, tel est le désir profond de tous. Mais le film, refusant d’être un documentaire sur la guerre fratricide syrienne, choisit – et c’est sa singularité et son intérêt –  le  point de vue d’une jeune femme qui rêve d’une vie meilleure et d’un amant à son goût.

Il nous plonge pour cela dans le  huis clos étouffant de deux communautés féminines  vivant dans un immeuble relativement cossu. Au rez-de-chaussée, un petit appartement modeste, aux couleurs ternes, où vit Nahla (superbe et mystérieuse Manal Issa) avec sa mère et ses deux sœurs : cheveux non voilés, présence d’une icône, on est dans le quartier chrétien. Son rêve, c’est l’amour, qu’elle imagine sous les traits d’un bel amant auprès duquel elle se berce de mots litaniques pour endormir ses craintes. Le film tresse réalité et imaginaire avec ces scènes  oniriques chastes, que les effets de lumière, la couleur tendre des étoffes soyeuses et la musique aérienne et méditative de Peer Kleinschmidt distinguent du réel pesant. Selon la réalisatrice, qui a mis beaucoup d’elle dans Nahla, l’amant rêvé incarne tout ce qui manque de beauté et de douceur à sa vie, tout cet appel à autre chose qui l’emplit.

Nahla a placé symboliquement tous ses vêtements dans une valise, comme prête à partir. Elle gagne sa vie comme vendeuse dans une petite boutique de vêtements, elle aime toucher les étoffes, leur grain et leur couleur. Comme veut l’indiquer le titre, le tissu, tout au long du film, représente sa sensualité, son désir et son choix personnel.

Le premier plan du film la montre affrontant les passagers d’un taxi partagé qui veulent la persuader de remonter la vitre de la voiture, alors qu’elle a besoin d’air : étouffant dans le collectif, elle préfère descendre, mais on ne laisse pas une fille descendre n’importe où dans la ville. Elle se console en  scrutant les vitres des immeubles, rêveuse devant l’apparition fugace d’un jeune homme. Cette séquence d’emblée montre une femme rebelle, en quête d’une voie/voix personnelle, en recherche : « Quelle femme puis-je être ? » semble-t-elle se demander sans cesse. Elle tâtonne, dans un rapport fait d’amour et de haine avec cette mère bienveillante qui ne songe qu’à un mariage traditionnel, qu’il se fasse avec l’une ou l’autre de ses filles n’a pas d’importance, au point qu’elle réutilise les vêtements de Nahla pour tailler une robe de mariée à Myriam. Mais lors de la rencontre avec le prétendant dûment accompagné par ses parents, Nahla ne croit pas dans le fond qu’elle pourra trouver la liberté dans ce mariage « arrangé », et lorsque Samir lui préfère sa jeune sœur Myriam, plus docile, même si elle est blessée par ce rejet, elle en profite pour passer à l’action.

Le film tresse, de façon métaphorique, l’évocation du début du soulèvement contre un régime politique oppressant et l’histoire personnelle de la jeune Nahla qui tente de se libérer de sa famille, de son pays, de ses angoisses, pour renaître autrement à elle-même, mêlant rêves et expériences érotiques de façon parfois indiscernable sans doute volontairement. Certes, on comprend le parallèle entre une histoire intime – l’éveil sensuel d’une jeune femme dans une société où la femme est reléguée à la sphère privée féminine –  et la tragédie collective d’un soulèvement pour plus de liberté qui, écrasé dans le sang,  devient une guerre civile sans fin. Mais, suivant trop de pistes, jouant sur trop de plans, le film reste narrativement confus par moment.

Reste le plan sur la belle et mystérieuse figure de Nahla, en contre-plongée sur fond de ciel, prête à tous les départs, insaisissable, lâchant au vent les chutes de ses vêtements dépecés devenus semblables aux oiseaux qui passent, ses cheveux flottants, dans une image finale porteuse d’énergie et d’espoir.

A sa façon, peut-être un peu trop occidentalisée, Gaya Jiji, qui vit à Paris depuis 1998[1], illustre à la suite d’Ayat Najafi (No Land’s song), Kaouther Ben Hania (La Belle et la meute) et Nora Twomey, (Parvana, une enfance en Afghanistan), la pensée de Kamel Daoud, exprimée dans le récent documentaire de Merzal Allouache, Enquête au paradis : « Là où la femme est libre, les peuples sont libres. Là où la femme est maudite, les peuples sont sauvages. »

Pascale Cougard

 

[1] Cinéaste et actrice née à Damas, Gaya Jiji a reçu le prix Jeunes Talents Women in Motion, au Festival de Cannes en 2016.
Mon tissu préféré est son premier long métrage. Il faisait partie de la Sélection officielle Un certain regard au Festival de Cannes 2018. Il concourt pour la Caméra d’or 2018.