Titre

Le jeune Ahmed

Réalisateur

Jean-Pierre et Luc Dardenne

Pays

,

Type

film

Année

2019. Sortie en salles le 22/05/2019

Date de publication

12 juin 2019

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Le jeune Ahmed

Le jeune Ahmed des frères Dardenne, prix de la mise en scène, Cannes 2019[1]

Encore une récompense bien méritée pour ce film original, sobre et rigoureux qui s’attaque au fanatisme religieux à travers le portrait attentif d’un jeune de 13 ans  sous influence. Sa course meurtrière ne sera arrêtée que par une chute dont le spectateur a  la libre interprétation.

 On attendait ce film  sur un sujet d’actualité déjà maintes fois traité, dernièrement dans le beau L’Adieu à la nuit d’André Téchiné[2].

Les réalisateurs ont mis du temps pour comprendre comment parler de cette réalité arrivée en Belgique dans les années 1990. Le choix qu’ils ont fait, contrairement à d’autres films sur le sujet (La Désintégration de Philippe Faucon, 2011) c’est de mettre de côté toute évocation de la violence économique et sociale pour le centrer sur le pouvoir de la violence religieuse, tout en montrant une palette de personnages musulmans contrastés. Il n’y a dans le film aucune critique de la religion musulmane mais une mise au jour du rôle des imams fanatiques dans l’enrôlement des jeunes  pour en faire des terroristes meurtriers, lorsque la religion devient une idéologie absolutiste, un culte de la mort.

Leur fil rouge ils l’ont trouvé lorsqu’ils ont pensé leur film comme un conflit entre pureté et impureté, ce qui les a conduits à placer leur jeune personnage aux mains potelées, au visage rond, dans une famille où le père est musulman (et il est décédé) mais pas la mère, ce qui produit une situation conflictuelle car il obéit à la loi que lui enseigne son imam. Son monde est clivé entre les vrais (purs) musulmans et les autres, les faux (impurs). D’où  son obsession tout au long du film : ses copains de classe ne sont pas de vrais musulmans parce qu’ils serrent la main de Mme Inès ; sa mère n’est pas une vraie musulmane puisqu’elle boit du vin et ne porte pas le hijab ; Mme Inès n’est pas une vraie musulmane puisqu’elle donne des cours d’arabe à travers des chansons impies ; Louise, la fille des propriétaires de la ferme où il est accueilli, ne pourra pas être une vraie musulmane puisqu’elle manifeste sa tendresse par une demande de baiser…etc.

Deuxième fil rouge : ne pas faire un film moraliste (les grands films ne le sont jamais) ce qui serait être animé par un esprit d’accusation, mais réaliser un film éducatif, animé par l’esprit d’émancipation. On est frappé de voir autour d’Ahmed, filmés en plans serrés, sa famille, son frère et sa sœur et sa mère, puis toutes les personnes qui gravitent autour du jeune placé en centre fermé et dans une ferme : chacun est bienveillant, chacun cherche à comprendre, à faire comprendre. Ahmed est impénétrable comme le montre son visage le plus souvent baissé.

La caméra à l’épaule ne le lâche pas une minute, dans une construction rigoureuse des séquences et des plans alternant la mobilité extrême pour montrer l’énergie engagée sans répit dans l’entreprise meurtrière entreprise au nom d’Allah et la fixité de moments contemplatifs qui scrutent les visages, interrogent et butent sur le corps fermé d’Ahmed.

Aucune musique durant tout le film à part la chanson de la radio que met l’éducateur lorsqu’il la propose et qu’Ahmed, à sa grande surprise accepte.

En ouverture du film, Ahmed, bondissant, saute à la figure du spectateur, il grimpe un escalier vers les toilettes où il s’enferme pour pouvoir téléphoner à son frère dont on entend qu’il est pris dans les embouteillages. Nerveux, Ahmed prend soin de tirer la chasse, comme il le fera plusieurs fois avec maîtrise pour servir sa stratégie et camoufler ses intentions et il redescend dans la salle de l’école des devoirs où Mme Ines s’occupe de lui avec  bienveillance. Ahmed est dans la tension qu’on lui connaîtra  tout au long du film, parce qu’il ne veut pas être en retard pour la prière à la mosquée, petite salle dans l’arrière-magasin du jeune épicier-iman Youssouf.

Car il est sous influence, on le voit courir pour sortir sans serrer la main à Mme Inès et sans lui dire au revoir (la scène se répètera avec la jeune Louise), puis dans la salle de prière il est aux ordres de l’imam, plonge au bas du mur pour faire fonctionner le micro, et le plan  éloquent de la prière qui commence les montre habillés tous deux du même costume, faisant les mêmes gestes, Ahmed juste derrière l’imam.

Cette prière longuement filmée dans ses détails les plus précis, comme les rites de purification qui la précèdent, scande le film et enferme Ahmed : on a le temps de remarquer qu’à la fin, au lieu de simplement saluer les anges à gauche et à droite, comme le font la majorité des musulmans pratiquants, il s’arrête au milieu et salue la Mecque, son rêve, là où il voudrait que son imam l’aide à s’enfuir lorsqu’il sortira du centre de rééducation.

La tension d’Ahmed provoque celle du spectateur qui ne sait jamais ce qui va se passer, et découvre peu à peu les stratégies par lesquelles Ahmed manipule tous ceux qui s’occupent de lui.  Cette duplicité – ce mensonge -, en quoi Ahmed ne fait que copier son imam, comme essayent en vain de le lui faire comprendre sa mère et Mme Inès, est la spécificité de comportement que filment pour la première fois les frères Dardenne.  Ahmed n’a jamais aucune honte, il pense faire le Bien et offre à Allah ses intentions.

Comme dans les contes, par trois fois Ahmed va chercher à tuer. La première fois il prend un couteau pour tuer l’apostate qui mériterait la mort, selon l’imam. Puis une brosse à dent qu’il vole à la ferme – cette brosse à dent qu’on lui enlève lorsqu’il arrive au centre -, prenant le soin d’aller chercher dans la réserve et non dans le verre familial. Puis un morceau de fer lorsqu’il surgit dans la cour de l’école des devoirs.

La séquence finale du film est soudaine, surprenante et magnifique. Ahmed qui s’était hissé jusqu’à la fenêtre entrouverte du premier étage tombe sur le dos dans l’herbe de la cour et la caméra  chute avec lui. Il appelle sa mère, puis en silence se traîne sur le dos, souffre, se contorsionne, jusqu’à ce que s’étant approché d’une barrière métallique, il sorte l’arme placée dans sa poche pour, retournement symboliquement sobre et fort, appeler au secours en frappant dessus. S’est-il  mis, dans son corps blessé, à la place de sa victime, comme le lui demandait la psychologue, ce qu’il n’avait jamais pu faire ? C’est Mme Inès qui surgit, se précipite près de lui sans recul, lui dit qu’elle va appeler une ambulance. Ahmed tend alors sa main vers cette femme compatissante, la touche et lui demande pardon. Mme Inès bouleversée sort du champ tandis que la caméra, plus proche encore, nous livre le visage crispé d’Ahmed, qui ferme les yeux. Le plan est ouvert : est-ce qu’Ahmed meurt ? Est-ce une stratégie encore ? Est-ce que dans la fragilité extrême advenue son cœur est prêt à s’ouvrir ? On connaît le cinéma des frères Dardenne. Ils ont gardé les valeurs chrétiennes de leur religion d’enfance. Pour eux tout se passe entre humains, mais le film appartient au spectateur.

Arrive enfin sur le générique une sublime musique, calme et régénérante, l’andante de la sonate N°21 en si bémol majeur de Schubert, une fois encore les frères Dardenne ont l’art d’éclairer les situations les plus sombres.

On pense au vers célèbre de Léonard Cohen  dans sa chanson Anthem : «  Il y a  une faille en toute chose, c’est par là qu’entre la lumière ». Et Jalal Al-Din Rûmi, en écho : «  La blessure est le lieu où la Lumière entre en vous »…

Pascale Cougard

 

[1] Voir la bande-annonce, en cliquant ICI  (durée : 1’33)

[2] Cliquer sur L’Adieu à la nuit   (durée : 3’21)