Egypte: "l'IDEO, un lieu magnifique pour travailler à la rencontre de l'autre"

      Cette année a donc commencé pour l’Égypte de manière dramatique avec l’attentat qui a lieu le 1er janvier 2011 contre une église copte orthodoxe d’Alexandrie, faisant 21 morts et de très nombreux blessés.

Violences anti-chrétiennes et islamophobie

Les violences contre les chrétiens d’Orient et les efforts pour les soutenir ont beaucoup occupé l’actualité cette année. Un synode spécial pour les Églises du Moyen-Orient a eu lieu à Rome à l’automne, assombri très vite par ce terrible massacre à la cathédrale syriaque catholique de Bagdad, fin octobre. Je suis moi même allé deux fois en Irak cette année, une fois en avril dans le Kurdistan irakien et une fois à Bagdad début décembre, un mois après cet attentat qui a fait 46 morts et accéléré l’émigration des chrétiens. Avec nos frères dominicains d’Irak, je suis allé présenter mes condoléances aux prêtres qui ont pris la relève des deux jeunes prêtres assassinés, Thaer et Waseem (32 et 27 ans). Les lieux m’ont beaucoup rappelé ceux de l’assassinat de Pierre Claverie à Oran, il y a 15 ans, avec les mêmes incertitudes sur les auteurs du crime et, dans le cas, un acharnement sur des femmes, des enfants, un déchaînement terrifiant de violence. Beaucoup de familles de nos frères d’Irak ont pris cette année le chemin de l’exil, à cause des menaces que subissent les chrétiens. Tout ceci a été largement répercuté en France et dans l’opinion publique internationale. Le massacre d’Alexandrie dans la nuit du 31 décembre est venu apporter un degré de plus dans la peur des chrétiens mais aussi dans la stigmatisation de l’Islam, au point qu’une laïque dominicaine rencontrée dans un couvent de France il y a quelques jours n’a pas hésité à me dire : « comment arrives-tu à survivre parmi ces sauvages » ? J’ai été très choqué. Les moyens d’information que les Occidentaux ont à leur disposition comme les efforts déployés par exemple par l’Oeuvre d’Orient ou le SRI (Service d’information sur l’Islam de la Conférence des évêques de France) n’y font rien : la simplification et la généralisation sont les réactions les plus communes, y compris chez des chrétiens sensés, au risque de travestir la réalité, d’alimenter les peurs et de faire le jeu ceux qui en tirent des profits électoraux. Je suis désolé de voir disparaître peu à peu certaines communautés chrétiennes d’Orient, que je fréquente depuis des années, mais je suis tout aussi inquiet de l’atmosphère de peur et de rejet de l’autre qui est en train de se répandre en Occident.

Pour l’Égypte, l’attentat d’Alexandrie est un très gros choc, car c’est le premier attentat de ce type en Égypte ; celui de Nag Hammadi en janvier 2010 qui avait fait six morts était plus une fusillade qu’un massacre bien planifié. Cet attentat qui fait penser à ceux perpétrés en Irak a été durement ressenti par tous les Égyptiens, musulmans comme chrétiens. Beaucoup de musulmans ont manifesté leur solidarité à leurs voisins ou collègues chrétiens, plus d’un proposant d’aller avec eux cette année à la messe de Noël orthodoxe ce 7 janvier. Reste maintenant à faire la lumière sur ce qui s’est passé, à s’interroger sur le fondamentalisme religieux qui s’est infiltré dans la vie quotidienne de ce pays et à travailler sur les causes profondes d’un tel drame. Trop négligés par les pouvoirs publics, l’éducation et le champ culturel sont largement investis par des courants fondamentalistes de type salafiste venant d’Arabie ou des pays du Golfe. L’Égypte va peut-être commencer à regarder en face la discrimination de facto dont les coptes sont l’objet. Malheureusement, le littéralisme religieux ambiant marque aussi les coptes-orthodoxes égyptiens qui se définissent de façon très identitaire. Dans le quotidien, chrétiens et musulmans vivent et, souvent, travaillent ensemble. Cela l’Occident ne le voit pas assez et du coup l’indignation occidentale sans nuances face aux difficultés des chrétiens d’Orient n’aide guère car elle renforce la polarisation, le communautarisme et le tension identitaire entre les deux communautés. Comprendre le mal pour vraiment le déraciner, offrir des lieux de collaboration où chrétiens et musulmans sont au coude à coude,  sont des défis bien plus ardus mais plus constructifs que d’ajouter un peu plus à la peur, ce que font souvent les médias et même, hélas, beaucoup de chrétiens bien intentionnés. Disons-le tout net : je suis heureux de vivre ici. L’idée de quitter ce pays ne m’a jamais traversé la tête. Non seulement, je me sens porté par l’amitié de tant d’amis musulmans et chrétiens, mais je sens que cette présence a du sens. Je suis donc plus motivé que jamais pour vivre ce que mon Ordre m’a demandé ici à l’IDEO et au Moyen-Orient. Pierre Claverie parlait de « ligne de fracture ». Eh bien, en voilà une. Il faut rester et travailler pour que du positif sorte de tant de souffrances.

L’IDEO, un lieu magnifique pour travailler à la rencontre de l’autre.

Je travaille depuis bientôt onze ans à l’Institut Dominicain d’Études Orientales, où j’assume des fonctions d’animation, de gestion et de relations publiques, au sein d’une équipe d’une dizaine de frères dominicains, dont plusieurs sont jeunes et très prometteurs. Fondé en 1953 par le père Georges Anawati, dont j’ai écrit la biographie en 2008, cet institut est plus nécessaire que jamais puisqu’il offre une plate-forme de contact avec des intellectuels musulmans, étudiants, professeurs, chercheurs, qui viennent chercher chez nous non seulement des livres et de l’aide dans leurs travaux, mais une compréhension, un certain climat paisible de rencontre, une amitié même. Notre bibliothèque de 135 000 volumes est fréquentée surtout par des musulmans, souvent traditionnels, voire fondamentalistes : les femmes voilées et les hommes barbus ne sont pas rares chez nous ; nous sommes heureux de les accueillir surtout si nous pouvons les aider à faire un peu de chemin dans la réflexion, l’apprentissage de l’esprit critique, l’apprivoisement de l’autre. Faire tomber les peurs et oser la rencontre est, à nos yeux, le seul chemin d’avenir. Nous organisons en avril un voyage d’études pour les Amis de l’IDEO afin de leur partager ce que nous vivons.

Sur ce chemin, nous avons la chance de bénéficier de la confiance et de l’estime du nouveau grand Imam d’Al Azhar, le cheikh Ahmed al-Tayeb, qui n’a pas hésité à dire publiquement dans sa première interview télévisée l’estime qu’il nous porte. C’est un homme de culture et aussi un vrai spirituel, un soufi, comme je l’ai expliqué à divers médias français au moment de sa nomination. Malgré sa haute fonction, il nous reçoit toujours avec cordialité et nous redit volontiers sa confiance. Ses collaborateurs font appel à nous et nous répondons de notre mieux, convaincus que doivent unir leurs efforts ceux qui ne veulent pas consentir à la peur, mais sont prêts à donner le meilleur d’eux mêmes pour que chrétiens et musulmans puissent vivre à nouveau ensemble, en harmonie, dans ce Moyen-Orient déchiré par des guerres depuis des décennies.

Si vous le pouvez, merci de rejoindre l’Association des Amis de l’IDEO qui soutient nos activités.

Huit années mouvementées mais belles avec les dominicains du monde arabe

Avec le chapitre provincial qui vient de se tenir en France en décembre 2010, s’est achevé mon deuxième mandat de vicaire provincial des dominicains du monde arabe. Une charge que j’ai assumée pendant huit ans et qui m’a passionné : un voyage par an en Algérie, 14 voyages en Irak, par tous les moyens possibles (route depuis Amman, puis vols spéciaux des Nations-Unies durant l’embargo et maintenant vols réguliers), deux assemblées de nos communautés, l’une en Égypte, l’autre au Kurdistan, plusieurs entrées au noviciat et professions religieuses, des ordinations. Bref, du bonheur au milieu de beaucoup de souffrances vécues par ces peuples et les familles de nos frères : souffrances physiques et morales, pour beaucoup exil contraint en pays inconnus. Je rends grâce à Dieu qu’aucun d’eux n’ait été tué pendant ces huit années – ce n’était pas gagné d’avance : plusieurs frères Irakiens ont été sur des listes de personnes menacées ; pour l’un d’eux, nous avons dû payer une rançon. Ces frères dominicains des pays arabes sont pour moi une immense fierté : leur courage, leur générosité, leur joie même m’impressionnent. Ce fut un privilège d’accompagner ces communautés. Nous alors voter  pour me choisir un successeur dans les prochaines semaines.

Cette année m’a valu aussi de participer comme délégué français au chapitre général de l’Ordre qui s’est tenu à Rome en septembre, chapitre où nous avons élu un nouveau maître de l’Ordre, qui n’est autre que mon ancien provincial, Bruno Cadoré, avec qui je suis souvent allé en Irak. Splendide moment partagé avec 126 autres frères dominicains du monde entier, venus de tous les continents pour cette élection et pour définir les orientations de l’Ordre dans les prochaines années. J’y ai retrouvé pas mal de frères rencontrés durant mes années « romaines », mais aussi connu de nouveaux visages : des frères affrontés à toutes sortes de défis au Vietnam, en Chine, à Cuba, aux Etats-Unis. J’ai senti combien l’Islam est une question pour beaucoup et ai obtenu que notre Institut du Caire soit reconnu comme un centre d’études spécialisées de l’Ordre dominicain. Je reste donc ici au Caire avec pas mal de projets.

Écrire pour comprendre et faire aimer ce monde où je vis et ses enjeux

J’espère pouvoir me remettre assez vite à l’écriture, une passion que je me suis découverte il y a une quinzaine d’années, et qui me permet d’unifier une vie souvent trop dispersée. J’ai encore donné cette année quelques conférences sur Pierre Claverie, dont la biographie continue à se vendre. Après l’italien, l’arabe et l’anglais, la traduction allemande sort dans quelques semaines. Mon autre ouvrage sur Georges Anawati a été traduit cette année en allemand et en indonésien (sous forme très résumée). J’ai participé au lancement de la version allemande à Cologne mi octobre, avant de me rendre pour 15 jours en Indonésie en novembre où nos frères dominicains indonésiens nous avaient préparés à Emilio Platti et moi-même un programme passionnant : lancement de nos livres à l’Université islamique de Jakarta, colloque sur le dialogue inter-religieux avec des journalistes de tout le pays, qui nous ont ensuite reçu pour des débats dans plusieurs rédactions, à Pontianak (Bornéo) et Surabaya (Java). Étonnement que d’avoir des auditoires musulmans paisibles, pas du tout tendus et politiquement excédés comme on le constate dans le monde arabe. L’Indonésie est un pays éminemment inter-culturel, par sa diversité géographique et ethnique, par sa constitution (la pancasilla), par tradition religieuse. Elle a ses extrémistes, mais je peux témoigner que l’on peut y débattre en sérénité, même de sujets difficiles. Et j’y ai retrouvé avec émotion de jeunes dominicains  indonésiens rencontrés il y a 14 ans à Jakarta, quand ils étaient novices et que jetions les bases, non sans mal, de notre première communauté dans ce pays.

 

En ce début d’année, je retiens ce mot de Jean Sulivan :

«  Savez-vous qu’il y a des aubes ? Et que sur l’ombre de toute nuit se lève la lueur d’un matin ».

Jean Jacques Pérennès

Jean-Jacques Pérennès est dominicain. Economiste de formation, spécialiste des questions de développement, il a vécu dix ans en Algérie où il a été proche de Pierre Claverie. Après avoir été assistant du Maître de l’Ordre des prêcheurs, il est  Secrétaire général de l’Idéo au Caire (l’Institut dominicain d’études orientales) et membre du réseau Chrétiens de la Méditerranée