Égypte : 7 ans après, la peur d’une révolution de jeunes chômeurs
REPORTAGE. Le régime militaire d’al-Sissi veut tourner la page de la révolution du 25 janvier 2011. Il tente d’amadouer et de dépolitiser les jeunes.
Par Lavrilleux Ariane, au Caire
Modifié le – Publié le | Le Point.fr
En première ligne des manifestations violemment réprimées de 2011, les jeunes payèrent un lourd tribut pour avoir scandé « Pain, liberté et justice sociale ». Avant que le dictateur Hosni Moubarak ne soit destitué, plus de 800 personnes périrent les premiers jours de la révolution.
Sept ans plus tard, les manifestations sont de nouveau interdites et seul un drapeau égyptien est autorisé à flotter sur la place Tahrir, épicentre de la révolution de 2011. Privée de slogans dans l’espace public, la jeunesse est pourtant au cœur des discours du président Abdel Fattah al-Sissi, candidat à un second mandat à la présidentielle prévue en mars.
Le 5 novembre, sur la grande scène d’une luxueuse salle des congrès, à Charm el-Cheikh, al-Sissi lance solennellement : « Depuis cette terre de paix, je déclare ouvert le Forum international de la jeunesse. Dialoguez dans le respect du vivre-ensemble et en toute neutralité. » Pendant quatre jours, 10 000 participants, venus d’une cinquantaine de pays, sont alors invités à une trentaine de courtes conférences sur des thèmes aussi larges et variés que « l’engagement des jeunes dans les processus de décisions », « la vision de la jeunesse pour atteindre un développement durable » ou encore « l’impact de l’immigration illégale sur les jeunes ».
Une équipe de jeunes diplômés recrutés par le président se charge de l’organisation et de la sélection du petit millier d’Égyptiens invités à cet événement. De nombreux responsables politiques étrangers font le déplacement, y compris le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, accueilli comme « un invité d’honneur ».
Malgré la vaste campagne de communication soigneusement organisée par une agence britannique, l’événement est vivement critiqué sur les réseaux sociaux. Son slogan « We need to talk » (il faut qu’on parle), affiché sur d’immenses pancartes près de la place Tahrir, devint un des mots-clés les plus partagés sur Twitter pour dénoncer la répression du régime.
De nombreux intervenants, comme l’actrice américaine Helen Hunt, furent aussi accusés de participer à une opération pour lisser l’image d’al-Sisi et du gouvernement. « C’était de l’affichage politique, bien sûr, reconnaît une participante qui souhaite rester anonyme. Des groupes de jeunes étaient là pour le symbole et être pris en photo, mais j’avais face à moi surtout des vieux en costume-cravate. » Cette entrepreneuse ne regrette pourtant pas d’avoir saisi cette occasion pour parler, à la télévision nationale qui retransmettait en direct les discours, de son expérience positive avec ces « jeunes employés pleins de talents et d’énergie, contrairement à l’image que les aînés, et notamment les dirigeants égyptiens, ont de la génération Y ».
60 000 personnes emprisonnées sous al-Sissi
Inédit par sa taille et son budget relations médias, ce forum de Charm el-Cheikh n’est pas un coup d’essai du gouvernement égyptien, mais l’aboutissement d’une nouvelle méthode de communication politique. En décrétant « 2016, année de la jeunesse », le président élu deux ans plus tôt avait lancé un cycle de conférences nationales dédiées aux aspirations des 23 millions d’Égyptiens de moins de 30 ans. Le même exercice fut répété dans les cités des congrès du canal de Suez, à Ismaïlia, au bord de la Méditerranée, à Alexandrie ou encore à Assouan, au sud du pays. En deux ans, près 10 000 jeunes furent sélectionnés dans chaque gouvernorat pour participer à ces forums locaux. 27 % des moins de 30 ans étant au chômage, nombre d’entre eux saisirent ces occasions pour pouvoir rencontrer des représentants du gouvernement et dirigeants d’entreprises, en marge des tables rondes. « Pour eux, c’est un moyen de se créer un réseau professionnel », note Farah Ramzy, chercheuse au Caire, spécialiste de la jeunesse estudiantine.
Certains se sont aussi saisis de ces brefs accès aux autorités politiques pour leur demander de libérer les étudiants arrêtés en marge de manifestations. Selon l’institut américain Pomed (Project on Middle East Democracy), 60 000 personnes ont été emprisonnées pour des motifs politiques depuis l’accession au pouvoir de l’ex-maréchal al-Sissi. Lors de l’une de ces conférences, le président leur avait alors promis de créer un comité chargé d’étudier les demandes de grâce présidentielle concernant des jeunes. En juin 2017, le chef de l’État a accepté d’en libérer 175 figurant sur la longue liste de ce comité. Les demandes concernant le leader de l’organisation de gauche laïque du « 6 avril », Alaa Abdel Fattah, ont néanmoins toutes été rejetées en raison de son inculpation pour « affiliation aux Frères musulmans ».
Élections interdites dans les universités
Un site internet, intitulé « Pose une question au président », créé à l’issue de l’une des conférences avec les jeunes et promu par la page Facebook du président al-Sissi, a été réactivé le 10 janvier 2018. Mais l’aventure n’a duré… que cinq jours. « Avant, les jeunes se plaignaient de ne pas pouvoir faire entendre leur voix aux autorités. Aujourd’hui, on peut interpeller directement le président », se réjouit Abdo Mallah, chargé de communication à 25 ans de l’université d’Ain Shams et soutien très actif d’al-Sissi sur les réseaux sociaux.
Ces opérations d’ouverture s’accompagnent néanmoins d’une extrême fermeté à l’égard des syndicats étudiants, interdits d’organiser des élections dans les universités.
Promouvoir « le bon jeune dépolitisé »
De même, le Mouvement du 6 avril, à l’avant-garde des manifestations de janvier 2011, est placé sur la liste des organisations terroristes, au même titre que la confrérie des Frères musulmans. « L’enjeu pour le régime est de produire une image d’une nouvelle jeunesse qui n’est ni révolutionnaire ni frériste. Il promeut l’idée que le bon jeune citoyen est dépolitisé et s’intéresse avant tout au développement de ses capacités professionnelles », analyse la chercheuse en sciences politiques Farah Ramzy. Cette ambition étatique s’est matérialisée dans le programme présidentiel pour le leadership (PLP), créé en 2016.
77 % des moins de 30 ans se désintéressent de la politique
Mille diplômés, triés sur le volet en fonction de leurs compétences et motivation, ont pu bénéficier de cette formation gratuite dispensée pendant plusieurs mois par des PDG, experts en finance et représentants du gouvernement. Parfaitement bilingue en anglais, Gehad Abdallah a suivi ces cours avant de lancer sa plateforme internet mettant en relation des particuliers avec des employés de ménage.
« Cela été très utile pour savoir comment transformer mon idée en société viable », témoigne cette chef d’entreprise de 28 ans. Certains de ses anciens camarades se retrouvent aujourd’hui dans des cabinets ministériels et dans celui du président, mais Gehad assure ne vouloir « jouer aucun rôle politique ». Comme elle, 77 % des moins de 30 ans disent se désintéresser de la politique (selon un sondage TNS pour l’institut Friedrich-Ebert-Stiftung).
La pépinière de start-up du Caire
En plein centre du Caire, à côté des bureaux de Gehad installés dans la pépinière du Greek Campus, une équipe du ministère de l’Investissement est en train de s’installer. Chargés de l’initiative « Fekretak Sharketak » (« ton idée, ton entreprise »), ils vont avoir pour mission d’encourager les jeunes pousses prometteuses, via des tutorats et des enveloppes financières allant jusqu’à 22 700 euros. Autour d’eux, près de 120 entrepreneurs, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas 35 ans, ont déjà élu domicile dans ces bâtiments spacieux et confortables.
« Le gouvernement n’a jamais autant soutenu les start-up que depuis ces derniers mois », se félicite Ahmed Alfy, fondateur du Greek Campus. Poussé par le Fonds monétaire international à réduire ses dépenses publiques en échange d’un prêt de 12 milliards de dollars, l’État égyptien voit ses options réduites pour absorber les 3 millions de diplômés qui sortent chaque année de l’université. « Le gouvernement ne peut pas créer des entreprises ni des emplois pour les jeunes, ce n’est pas un modèle qui fonctionne. Donc il aide les gens à en créer en leur donnant des outils », poursuit cet investisseur au crâne dégarni.
« Bombe à retardement » ?
Plusieurs ministères se sont également engagés à soutenir financièrement les activités de son nouvel espace de coworking à Assiout, en Haute-Égypte, créé sur le modèle du Greek Campus cairote. Ses bureaux, loués presque gratuitement pour l’instant aux jeunes, serviront aussi d’espace de formation et de tutorats.
« Le régime n’a pas peur de quelques critiques sur les droits de l’homme, mais est terrifié à l’idée d’une révolution de chômeurs », glisse un jeune dirigeant d’une société de communication, en lien régulier avec les autorités. Le vocabulaire n’est pas moins alarmant chez les observateurs de la société égyptienne, qui, à l’image du think tank américain Brookings, qualifient le chômage des jeunes, atteignant 40 % chez les diplômés, de « bombe à retardement ».