Nous suivons autant que possible le déroulement des événements à Gaza. Nous savons l’impuissance des personnes et collectifs qui savent et s’efforcent d’empêcher le massacre délibéré en cours. Et nous savons aussi que ceux qui ont le pouvoir de l’empêcher sont pleinement aux côtés de ceux qui le commettent. D’abord un témoignage de l’historien Jean-Pierre Filiu, qui a séjourné 32 jours à Gaza. Il insiste sur ce que Gaza dit de “l’ordre” international : il s’est effondré, laissant libre cours à la loi du plus fort. Puis un témoignage d’Abu Amir, correspondant de l’UJFP à Gaza, qui coordonne un réseau d’aide aux habitants de Gaza organisé par des Juifs de France. Il éclaire les réactions de désespoir des affamés de Gaza.
Jean-Pierre Filiu, un entretien sur France 24.
“Gaza, ce n’est plus une dystopie, c’est une réalité”
Voir ci-dessous la vidéo de cet entretien.
Jean-Pierre Filiu, professeur d’histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po Paris, a séjourné 32 jours à Gaza, du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025, avec une équipe de Médecins sans frontières (MSF).
Il en a tiré un récit qui vient d’être publié, “Un historien à Gaza”, aux éditions Les Arènes.
On trouvera sur ce site une note de lecture de son livre, “Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n’a pas gagné. Histoire d’un conflit (19e-21e siècle)”, éditions. du Seuil, 2024, 432 pages. Il comporte deux parties, l’une suit Israël et le triomphe d’un sionisme conquérant, l’autre suit la Palestine et sa “perte” dans d’incessants conflits et des querelles intestines.
Voici quelques extraits de l’entretien qu’il a donné le 29 mai 2025 sur le plateau de France 24.
Les enfants de Gaza, victimes absolues
“On a dépassé 54 000 morts, ces chiffres sont fiables et ils sont minimaux (…). À l’échelle d’un pays comme la France, c’est comme un million et demi de morts, dont un demi-million d’enfants. Et eux, ce sont les victimes absolues. Tous les enfants, tous sans exception, ont besoin au moins d’un accompagnement psychologique (…) qui est inconcevable dans les conditions actuelles.” (…)
Les journalistes ciblés
“Selon Reporters sans frontières, selon le Comité de protection des journalistes, non seulement la Palestine est le pays le plus dangereux au monde pour les professionnels de l’information, mais entre deux tiers et trois quarts des journalistes tués dans le monde entier l’ont été en 2023 comme en 2024 dans la bande de Gaza.”
“C’est effarant. Donc, non seulement vous êtes interdit d’entrer à Gaza mais les témoins privilégiés, les journalistes palestiniens, qui sont d’un courage inouï, sont les premiers visés. Ils disent d’ailleurs avec beaucoup d’amertume que les gilets ‘Presse’ les désignent aux frappes israéliennes plutôt qu’ils ne les protègent.”
Les vautours
“Israël ne sait plus quoi inventer pour discréditer les Nations unies, alors que les Nations unies, littéralement, tiennent à bout de bras ce qui peut encore l’être dans la bande de Gaza. Tout comme les organisations humanitaires, comme Médecins sans frontières qui accomplit un travail extraordinaire. Mais il y aussi des pillages que j’ai pu documenter avec des chiffres très précis, avec des données que j’ai vérifiées. Tous les pillages sont menés par des gangs qui sont protégés par l’armée israélienne.”
“L’armée israélienne arme ces gangsters qui attaquent les convois d’aide humanitaire de l’ONU. Et quand les gangsters ne sont pas assez efficaces, les drones israéliens viennent leur apporter un soutien aérien.” (…)
Le Hamas
“Je suis un opposant de longue date au Hamas. Je n’ai jamais caché cette opposition. Je signale simplement qu’il est un peu plus délicat d’être opposant au Hamas dans la bande de Gaza.”
“Le Hamas a été très touché, mais au fond relativement moins que le reste de la population (…). Aujourd’hui, le Hamas, grâce à Israël, a pu voir liquider, disparaître, tous les pôles de contestation qu’il y avait dans la société de Gaza, les universités, la société civile, les milieux intellectuels, la classe moyenne, tout ce qui faisait rempart au Hamas a été décimé par Israël. Donc le Hamas est relativement – j’insiste – relativement plus fort dans un environnement de ruines.”
“Quand il y a eu, comme vous le rappelez, des manifestations de contestation, si Israël avait vraiment voulu saper le Hamas, il fallait tout de suite arrêter les bombardements pour permettre à cette contestation de se développer. C’est exactement le contraire de ce qui s’est passé.” (…)
Une faute morale
“Nous ne devons pas laisser une situation pareille perdurer. C’est indigne. Elle menace l’ordre mondial à partir du moment où, quelque part sur notre planète, on traite plus de deux millions de femmes, d’hommes et d’enfants de cette manière. C’est terrible pour l’humanité toute entière, pas uniquement pour Gaza ou le Moyen-Orient.” (…)
Gaza et l’ordre mondial
“Poutine en Ukraine, Netanyahu à Gaza veulent nous faire revenir à un monde qui soit débarrassé des normes qui ont été élaborées après la Deuxième Guerre mondiale, pour prévenir la répétition de telles barbaries. Il faut que ça cesse, parce que ce qui se passe à Gaza pourrait devenir le modèle d’autres conflits, d’autres crises où tout s’effondrerait. Et on voit bien que Donald Trump, dans les coups de boutoir qu’il donne à l’aide internationale et à l’ordre international, va malheureusement tout à fait dans ce sens.”
Article original : https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20250530-jean-pierre-filiu-gaza-plus-une-dystopie-une-r%C3%A9alit%C3%A9
-o-
Témoignage d’Abu Amir, le 29 mai 2025.
Gaza ne meurt pas, elle résiste ! Elle crie, qui écoute ?
L’UJFP (Union Juive Française pour la paix) nous transmet le témoignage d’Abu Amir, son correspondant permanent à Gaza. En voici des extraits.
La famine dans la bande de Gaza
“La famine à Gaza est hors de contrôle, elle s’infiltre dans chaque foyer et menace la vie de tous. Ce n’est plus limité aux zones assiégées ou marginalisées, c’est devenu une réalité générale. Des dizaines de milliers de familles vivent aujourd’hui sans nourriture, et des centaines de milliers dépendent des miettes ou des restes glanés dans les zones de déplacement ou les marchés pillés. Les enfants pleurent de faim jusqu’à perdre connaissance. Les mères partagent entre elles les dernières miettes de pain dur. L’aide humanitaire n’entre plus, les entrepôts sont vides, les marchés presque désertés, et la farine, lorsqu’elle existe, est vendue à des prix inimaginables. La famine ici ne signifie pas seulement le manque de nourriture, mais l’effondrement de la dignité humaine, la défaite de l’individu face à la question : « Comment survivre ? ». Le drame ne se limite pas aux ventres vides, il englobe la peur, l’angoisse, et l’humiliation vécues par ceux qui supplient pour recevoir de l’aide.
L’absence de sécurité
Outre la faim, il y a la terreur. À Gaza, l’insécurité n’est pas causée par un conflit interne, mais par des bombardements incessants, des incursions continues et un effondrement du système social. Aucun endroit ne peut être qualifié de « sûr ». Même les écoles et les hôpitaux, autrefois considérés comme des zones protégées, ne le sont plus. Les maisons sont bombardées, les rues sont dangereuses, et la nuit est plus effrayante que le jour. Les gens dorment dans des tentes délabrées ou sous les décombres, les yeux toujours ouverts, guettant tout bruit d’avion ou de combat. Le chaos sécuritaire s’intensifie, surtout dans un contexte d’effondrement économique et social, et avec la propagation de la faim. Certains en viennent à voler, d’autres à porter les armes pour protéger leurs familles. La sécurité est devenue un rêve, une chose absente, inimaginable. (…)
Le nouveau centre dans la région de Netzarim
Au milieu de cette famine, l’occupation a mis en œuvre une démarche étrange et suspecte : l’établissement d’un nouveau centre dans la région de Netzarim au centre de Gaza, sous prétexte de distribuer de l’aide.Ce centre n’est pas géré par des organisations internationales neutres, mais par des entreprises de sécurité américaines privées, lourdement armées. Cette présence étrangère, accompagnée par l’armée d’occupation, a intensifié la colère et la confusion. Pourquoi l’aide est-elle distribuée sous la menace des armes ? Qui garantit que ces centres ne servent pas à collecter des informations ou à asseoir une domination au lieu de fournir du secours ? L’idée que des affamés fassent la queue devant des agents de sécurité étrangers est non seulement humiliante, mais elle illustre une nouvelle réalité de l’occupation : il ne s’agit plus seulement d’occuper une terre, mais aussi ta dignité, ta vie. (…)
Effondrement des marchés
Même les marchés n’ont pas été épargnés. Ce matin, des milliers d’affamés ont envahi la rue des Compagnons, l’une des plus célèbres rues commerciales de Gaza. Ils ont pris d’assaut les magasins, emportant tout ce qui pouvait être emporté : nourriture, légumes, conserves, même de simples ustensiles de cuisine. Les commerçants n’ont pas résisté — certains ont pleuré, d’autres se sont retirés en silence. Il n’y a plus ni loi ni police capables de contrôler. Ce chaos n’est pas de l’anarchie, mais le reflet de l’effondrement d’une société privée de ses droits les plus fondamentaux : la sécurité et la nourriture. Gaza est aujourd’hui semblable à un immense camp sans contrôle, ni leadership, ni ressources.
Les politiques de l’occupation, racine de la tragédie
Tout ce chaos n’est pas né du vide. Il est le résultat direct des politiques de l’occupation, qui a fermé les points de passage, empêché l’entrée de l’aide, et détruit les infrastructures. Des milliers de camions de nourriture et de médicaments sont bloqués aux portes de Gaza, notamment au point de passage de Rafah, sans être autorisés à entrer. Quant à Kerem Shalom, il est géré de façon sélective et lente, bien en deçà des besoins essentiels des habitants. Cette famine délibérée est une forme de punition collective. La faim n’est pas un hasard, mais une arme. La souffrance n’est pas un oubli, mais une stratégie pleinement assumée, justifiée par des prétextes sécuritaires et politiques qui ne trompent personne.
Les équipes soutenues par l’UJFP continuent de travailler
Et malgré tout cela, certains refusent d’abandonner. Les équipes de l’UJFP continuent de travailler sur le terrain, jour après jour, heure après heure, au milieu des bombardements, de la faim et du danger. Elles n’ont ni ressources suffisantes ni protection, et pourtant elles cuisinent, distribuent les repas, les livrent aux familles les plus nécessiteuses, notamment dans les zones de déplacement. Depuis vendredi dernier, le centre de distribution a été déplacé d’Abu Taima à Mawasi, à Khan Younès, après que toutes les zones à l’est ont été bombardées, forçant un déplacement massif. L’équipe continue, envers et contre tout, parce qu’elle croit que le devoir humanitaire ne peut être reporté, et que cuisiner en temps de famine est en soi un acte de résistance.
Gaza ne meurt pas, elle résiste
Gaza aujourd’hui ne demande pas de pitié, ne pleure pas pour susciter la compassion, mais crie du fond de la faim, de la mort et de l’abandon, dans l’espoir que le monde se réveille de son coma moral. À Gaza, de nouveaux chapitres de la tragédie sont écrits, non pas par les plumes des poètes, mais par des ventres vides, des yeux en larmes et des cœurs brisés. Ce n’est ni une exagération ni une dramatisation ; la famine est une réalité, la peur est constante, l’effondrement est total. L’occupation, qui détient les clés de vie et de mort, continue d’étrangler Gaza sans sourciller.
Ce qui se passe à Gaza n’est pas une fatalité, mais un acte humain, une politique déclarée, un crime impardonnable. Un peuple entier est puni pour avoir décidé de rester, de résister, de ne pas renoncer à son droit à la vie. Chaque minute qui passe sans intervention est une complicité silencieuse dans le meurtre d’un innocent, dans la famine d’un enfant, dans la destruction d’une mémoire collective. (…)
Gaza ne meurt pas, elle résiste. Et son dernier appel n’est pas un aveu de défaite, mais une invitation à quiconque a encore une once de conscience : n’abandonnez pas ce peuple. Ne laissez pas la faim briser sa volonté. Car l’histoire n’oublie pas, les larmes ne sèchent pas, et la vérité, même retardée, ne meurt jamais.”
Voir d’autres témoignages à la fin de l’article.
Contribuer à la collecte d’urgence “Guerre à Gaza”
Article original : https://ujfp.org/temoignage-dabu-amir-le-29-mai-2025-gaza-ne-meurt-pas-elle-resiste-elle-crie-qui-ecoute/
Texte et images Ujfp