De ma fenêtre. La Chronique d’Aimé Savard pour Chrétiens de la Méditerranée. Pâques 2011 (24 avril).
« Christ est ressuscité » : C’est ainsi qu’en ce temps pascal, un chrétien d’Orient en salue un autre. Et le second répond : « Christ est vraiment réssuscité .» C’est à eux, les chrétiens d’Orient et, plus précisément aux chrétiens du Proche-Orient, particulièrement éprouvés actuellement, que je pense en priorité en ce jour de Pâques. Dans cette région du monde si troublée, où la violence est toujours prête à surgir, ils ont aujourd’hui la redoutable mission de témoigner de leur foi dans le Christ ressuscité au milieu de leurs concitoyens musulmans dont une petite minorité les persécute dans l’espoir de les faire partir et dont la majorité les regarde avec suspicion.
Mais je pense aussi, avec la même attention fraternelle, à ces peuples musulmans du Proche-Orient et d’Afrique du Nord qui mettent leur espérance dans des révolutions pacifiques pour vivre mieux, plus librement, plus CM – De ma fenêtre démocratiquement dans leurs pays respectifs. Et je pense à ces jeunes musulmans qui ne se voient plus d’avenir dans ces pays, même libérés de régimes tyranniques et corrompus, et qui sont prêts à risquer leur vie sur des rafiots de misère pour gagner une Europe qu’ils perçoivent, à tort ou à raison, comme un pays de cocagne. Pourtant, cette Europe frileuse leur ferme ses portes quand elle ne rêve pas à haute voix de les « rejeter à la mer ». Je pense enfin, à ces autres musulmans, installés en Europe, en France notamment, depuis plus ou moins longtemps, dont certains ont brillamment « réussi » comme on dit, mais dont la majorité peine à sortir de la misère et exprime parfois ses frustrations par la violence. J’observe leur inquiéture croissante devant la montée de l’intolérance, de la xénophobie et du racisme en France, mais aussi dans toute l’Europe, des pays latins aux pays scandinaves d’ordinaire ouverts et généreux.
En écrivant ceci, j’entends déjà mes contradicteurs prêts à me traiter de naïf, à me taxer d’angélisme ou bien pire… Car aujourd’hui l’hostilité à l’islam, perçu comme un tout homogène, conquérant et donc menaçant, la peur des musulmans suscitent des déferlements de haine sur Internet. Des ricanements hargneux voire des propos injurieux sont adressés aux journaux chrétiens et à ceux qui, dans l’Eglise, appellent à un dialogue responsable mais fraternel avec les musulmans et d’abord avec ceux qui sont nos compatriotes. « Je reçois constamment des torrents d’insultes, voire des menaces, de la part de gens qui se déclarent « bons chrétiens », me disait une religieuse engagée dans ce dialogue à Marseille. Des évêques qui ont pris courageusement position pour la tolérance et le dialogue, non pas avec l’islam, mais avec les musulmans – non pas, donc, avec une religion mais avec des hommes et des femmes qui professent cette religion – font le même triste constat.
D’avance, je connais l’objection qu’on ne manquera pas de m’opposer à la lecture des paragraphes qui précèdent : « Vous prétendez défendre les chrétiens du Proche-Orient persécutés, mais vous défendez également les musulmans, c’est-à-dire ceux qui les persécutent, ceux qui sont leurs ennemis ». A première vue, cette remarque n’est pas dépourvue de bon sens et mérite qu’on s’y arrête.
Oui, je me sens pleinement solidaire des frères chrértiens qui, dans des pays arabes, mais aussi en Turquie, au Pakistan ou ailleurs sont persécutés à cause de leur foi par des musulmans. Mais je constate aussi – tous les témoins sérieux l’attestent – que ces persécuteurs ne sont qu’une minorité et qu’un très grand nombre de leurs coreligionaires condamnent les actes anti-chrétiens. Reste qu’il existe actuellement dans l’ensemble du monde musulman, un sentiment largement répandu d’hostilité à l’Occident chrétien considéré comme la terre des « croisés ». A tort ou à raison, ce sentiment se nourrit pour une grande part du souvenir de la colonisation et, plus récemment, de celui de la politique de l’administration Bush, l’ancien président américain ayant lui-même employé le terme de « croisade ».
Je ne néglige pas pour autant le danger de l’islamisme politique, cette mouvance extrémiste et intolérante qui se réclame de Dieu et de la religion pour utiliser la violence. Un homme d’Eglise, Français d’origine, qui a exercé de lourdes responsabilités ecclésiales dans un pays arabe, m’écrivait, il y a quelques semaines : « L’islam politique a failli triompher en Algérie. Il tient toujours en Iran depuis 1979 et aura étouffé la vie de plusieurs générations avant de disparaître et…quand disparaîtra-t-il ? Il gère l’Arabie saoudite depuis 1920 et, avec l’argent du pétrole, suscite des développements fondamentalistes dans bien des régions à commencer par le Nord du Nigeria ce qui est très grave pour l’avenir de la paix islamo-chrétienne en Afrique. Il a détruit la Somalie et menace la liberté de la navigation dans tout l’Océan indien. Il a divisé en deux la nation palestinienne et rendu encore pius incertaine une solution digne du problème palestinien. etc.. » Tout cela est tristement vrai et cet islam politique est un danger qu’il faut combattre avec des moyens également politiques, mais l’ensemble des musulmans ne se reconnaissent pas en lui. C’est d’ailleurs ce que pense la personnalité qui écrivait ces lignes et qui a choisi de vivre sa retraite dans son pays d’accueil, en communauté avec… des musulmans.
Enfin, il faut bien constater que loin d’être homogène, la communauté musulmane est profondément divisée. Elle aussi subit la sécularisation et nombreux sont ceux qui, surtout en Occident, se réclament d’une identité musulmane culturelle plus que réellement religieuse. Des courants réformistes ou mystiques, notaamment parmi les intellectuels, remettent en cause une lecture fondamentaliste du Coran. Minoritaires, certes, ils ne sont pas pour autant négligeables, surtout parmi les musulmans d’Europe ou d’Amérique. Du temps est nécessaire pour la maturation et la diffusion de leur pensée. Souvenons-nous qu’il y a seulement un siècle l’exégèse biblique était regardée avec suspicion au Vatican et qu’aujourd’hui encore, aux Etats-Unis, de puissants courants chrétiens militent activement pour refuser l’enseignement de l’évolution dans les écoles au profit des récits bibliques de la Création. En France même, des musulmans beaucoup plus nombreux qu’on le croit sont à la fois pleinement croyants et parfaitement à l’aise avec les lois de la République laïque. Ce n’est pas en rejetant globalement tous les musulmans, mais en dialoguant et en collaborant fraternellement avec eux au sein de la Cité qu’on les aidera à accéder à une saine modernité.
Supposons néanmoins que ceux qui nous reprochent cette volonté de dialogue aient raison, que nous soyons irrémédiablement des naïfs angéliques refusant de voir que l’Islam a entrepris de vaincre l’Occident chrétien pour conquérir le monde, comme certains nous le répètent. Supposons donc que l’Islam soit globalement « l’ennemi ». Devrait-on pour autant se lancer résolument dans une opposition frontale, adopter la rhétorique du « choc des civilisations », tel que Samuel Huntington en a fait la théorie et que la droite dure américaine a cherché à la mettre en pratique ?
Ce serait une attitude inacceptable d’un point de vue chrétien. L’enseignement de Jésus est sans ambiguité. « Vous avez appris qu’il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs, ainsi serez-vous fils de votre Père qui est aux cieux car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes(…) Car si vous aimez ceux qui vous aiment quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? ».(Mt 5, 43-46) Les historiens sont d’accord : jamais avant Jésus une religion n’avait prôné l’amour des ennemis. Ce commandement est certainement ce qui est le plus nouveau, le plus original, le plus caractéristique dans la morale chrétienne. Certes, depuis 2000 ans, les chrétiens, les Eglises elles-mêmes, ont souvent méconnu l’enseignement du Christ sur ce point. Combien de guerres contre des infidèles, mais aussi contre des chrétiens ont-elles été bénies par les prêtres ? Les chrétiens comme les musulmans ont souvent mené des guerres au nom de Dieu. Cela peut-il se justifier du point de vue du Coran ? Les musulmans, loin d’être unanimes sur ce point en débattent et l’on sait qu’il existe des interprétations divergentes de la notion de djihad. Mais pour les chrétiens, il n’est pas de discussion possible : on ne peut trouver dans l’Evangile de justification à la haine de l’ennemi.
Chaude ou même froide, aucune guerre ne saurait être légitimement menée contre l’islam – ou contre une autre religion – au nom de la défense de la foi, de l’Eglise ou de ce qu ‘on appelle « la civilisation chrétienne ». L’Eglise n’est pas le parti des chrétiens, comme certains semblent le penser. Elle est le Corps du Christ ressuscité qui a vocation à réunir tous les hommes quels que soient leurs races ou leurs religions. La haine et le rejet de l’autre ne sauraient y trouver place.