Bertrand Vergniol – Jérusalem, un regard protestant

Texte intégral de l’intervention de Bertrand Vergniol lors de l’Université d’Hiver de CDM à Annecy, le samedi 1er décembre 2018.

Je me promène dans Ramallah en mars 2018. J’y suis arrivé en prenant un bus tôt à Jérusalem, et en traversant le checkpoint Qalandya. Je suis accompagné par Nahida, une jeune cadre palestinienne. Elle me fait découvrir le centre-ville, le quartier de la Moukata et le tombeau d’Arafat. Le cœur chaleureux, je lui dis : « merci, Nahida, de me faire découvrir votre capitale ». La réponse fuse, immédiate : « ne dites jamais cela ici, notre capitale c’est Jérusalem, pas Ramallah ».

Quelques années plus tôt, à Tel Aviv un vendredi soir, je marquais le Shabbat dans une famille juive amie, libérale, attachée à la paix. Lui, non croyant, est d’origine française, depuis longtemps installé en Galilée où il a cherché, en tant qu’élu communal, à établir de bonnes relations entre Juifs et Arabes… « mais il n’y avait pas de confiance entre nous » me dit-il. Nous évoquons la situation politique : « on est prêt à beaucoup négocier – dit-il – mais on ne lâchera jamais Jérusalem en tant que capitale des Juifs ».

Je suis maintenant à Bethléem. Pour y entrer j’ai dû traverser le checkpoint 300. J’assiste au Marathon de la Palestine en mars dernier, en compagnie de Véra Baboun, l’ancienne maire de Bethléem. Nous sommes quelques semaines après la décision américaine de transférer son ambassade à Jérusalem.  Une immense banderole, en dur, aux carrefours : Jerusalem is and will always be the capital of Palestine.

Enfin, dernier coup d’œil. Je suis en janvier 2014 parmi la foule, devant le Mur des Lamentations (Western Wall). Un groupe de jeunes français, drapeau israélien sur les épaules, danse en rond avec des soldats israéliens de leur âge : « ce pays est notre pays » – scandent-ils d’une voix rauque à la mélodie hébraïque – « nous en avons été chassés et 2000 ans après l’avons retrouvé, Jérusalem est notre ville ». Une danse lancinante et triomphante à la fois, une danse qui me rappelle aussi les tristes images de jeunesses européennes embrigadées dans les années 30 du XXème siècle.

Le paradoxe de Jérusalem pourrait se résumer en quelques mots – écrit Vincent Lemire dans un livre sur l’histoire de Jérusalem – une bourgade ne présentant pas une importance stratégique majeure, dépourvue de ressources naturelles enviables, est devenue le centre névralgique d’un conflit régional aux répercussions mondiales ; et son nom, aujourd’hui prononcé par des millions de personnes dans leurs assemblées liturgiques hebdomadaires, symbolise une espérance eschatologique universelle[1].

Quelle est donc la place que je fais – en tant que chrétien protestant- à cette ville particulière ? Je connais un peu Jérusalem, j’ai vécu en 2013-2014 trois mois à Hébron – 50 km au sud de Jérusalem – en tant qu’Observateur international dans un programme du Conseil Œcuménique des Églises[2].

Trois réflexions, une théologique, une biblique, une politique.

Dans la théologie protestante classique, la ville de Jérusalem n’est pas un sujet. Il n’y a rien concernant cette ville chez les grands Réformateurs du XVIème siècle, Luther et Calvin. Si ceux-ci réfléchissent aux relations entre judaïsme et christianisme[3], il n’y a pas de relation entre leurs réflexions et un espace particulier, une ville auréolée ou une terre qualifiée de sainte.

L’idée de fond, dans le protestantisme, est que Jésus de Nazareth – le Galiléen[4] – a été condamné par les autorités en tant que blasphémateur de ces lieux sacrés que sont le Temple ou la ville de Jérusalem. Et sa résurrection est le signe de l’universalité de la présence de Dieu, au-delà du temps et de l’espace des hommes.

Il n’y a donc pas de terre sainte, de ville sacrée en bonne orthodoxie protestante : allez dans un Temple protestant dans les Cévennes ou dans le Luberon, vous y trouverez une Croix, symbole de la Seigneurie de Jésus crucifié et ressuscité, vous y trouverez une Bible – Ancien et Nouveau Testament – et un pupitre ou une chaire, symbole de la Parole de Dieu. La sobriété protestante n’est pas un vain mot.

Conclusion et questionnement : la béatification des hommes/femmes, des lieux et des pierres ne fait pas partie du fonds de commerce protestant classique… et pourtant dans la pratique protestante de base, elles sont légions les Églises protestantes évangéliques – américaines, africaines, européennes – qui organisent des « pèlerinages en Terre sainte ». La pratique est souvent loin de ses fondements !

Serait-ce alors, nous passons à notre deuxième point, la réflexion biblique – que la Bible dans une lecture littérale pourrait légitimer une sacralisation de Jérusalem ? Les Protestants sont des lecteurs de la Bible.

Les avis sont partagés chez les spécialistes parce que la Bible est elle-même partagée. Certains[5] défendent l’idée d’une sainteté de la ville de Jérusalem fondée sur les livres historiques et prophétiques de l’Ancien Testament, d’autres[6] indiquent que les livres bibliques des origines (Genèse à Deutéronome, le Pentateuque) ne citent jamais Jérusalem. La Judée et la ville de Jérusalem ne devenant prédominants qu’après le quatrième siècle av. J-C., il y a donc eu un judaïsme, celui qui a rédigé la Torah, qui n’a pas donné une place centrale à Jérusalem. Il n’y a pas une histoire biblique mais des histoires bibliques… concernant Israël et Jérusalem.

Conclusion et questionnement : il n’y a pas dans la Bible de position univoque concernant la place particulière de Jérusalem, le débat existe au sein même de l’Ancien Testament. Lisez Josué 22 et vous verrez ce débat à l’œuvre, c’est passionnant. Et pourtant Dieu sait si la Bible est utilisée en Israël/Palestine pour légitimer des décisions foncières. Comme le dit Rony Brauman : La Bible considérée comme un lieu d’histoire, sert de cadastre aux territoires que les sionistes revendiquent[7].

Alors, après la théologie, la Bible, nous en arrivons à une troisième étape pour le protestant républicain français que je suis, l’étape politique. Établir le cadastre, séparer les territoires, c’est un acte politique fondamental !

Et je fais mon protestant buté : distinguons le religieux du politique, vive la séparation des Églises et de l’État, vivons sous le régime luthérien des deux règnes, l’un régi par la grâce, l’autre par la loi. Comment faire autrement pour gérer les problèmes d’adduction d’eau ou d’ordre public ? Et pourtant j’ai vu à Hébron des eaux sales détournées pour qu’elles se déversent chez les païens, les goïms… et pourtant j’ai entendu un soldat israélien, la mitraillette au poing, me dire qu’il fallait évacuer les descendants d’Ismaël pour que s’installent les descendants d’Isaac…

Conclusion et questionnement : au principe républicain français de séparation du politique et du religieux, la réalité en Palestine et Israël oppose un démenti formel : à Jérusalem le religieux infuse dans le politique. Alors je questionne : qu’est-ce que le religieux lorsqu’il n’est pas lié à une confession personnelle ? Qu’est-ce que l’éternité lorsque c’est l’homme contingent qui décide de ce qui est éternel ? Qu’est-ce que la grâce lorsqu’elle se transforme en loi humaine ?

Et plus largement, plus politiquement, est-ce que le judaïsme de l’État d’Israël ou l’islam des États musulmans s’accommoderaient de la séparation des pouvoirs entre le spirituel et le temporel ? Est-ce que le catholicisme des croisades se serait accommodé de la séparation des pouvoirs ? Est-ce que le protestantisme des chrétiens – allemands soutenant le nazisme en Allemagne dans les années trente, se serait accommodé de la séparation entre le religieux et le politique ?

Chers amis, nous sommes de retour à notre point de départ : je peux faire mon protestant nourri de Luther et Calvin, mon protestant lecteur de la Bible, mon protestant républicain français, par quelque bout que l’on prenne la réflexion sur Jérusalem, je bute. Nous butons sur une réalité qui ne s’épuise pas dans les analyses, aussi pertinentes soient-elles. Jérusalem est une réalité qui dépasse ce que l’on peut en dire.

Nous voilà à contempler Jérusalem depuis cette belle demeure catholique, la Maison d’Abraham, si joliment nommée avec le père des trois religions. Assis sur notre banc, au soleil levant, nous voyons les murailles se colorer, nous entendons la Vieille ville s’éveiller, le son des cloches, les appels du muezzin, le Shema Israël.

Nous voyons les hommes peupler l’Esplanade des Mosquées, s’approcher du Mur des Lamentations, gravir les marches jusqu’à la Basilique du Saint Sépulcre. Et nous nous demandons, nous prions, s’il est vrai que là le ciel a rejoint la terre, s’il est vrai que là Dieu a parlé aux hommes…

Et je relis mon maître, Victor Hugo, qui n’a jamais mis les pieds sur ce bout de terre, mais qui mieux que moi décrit la Judée, cette terre où de temps en temps passe une lueur de Dieu qui se perd dans l’espace[8]. Et toujours Victor Hugo, plus loin : tous les cultes, soufflant l’enfer de leurs narines, mâchent des ossements mêlés à leurs doctrines… partout l’homme est méchant, cœur vil sous un œil fier, et mérite la chute immense de l’éclair… en ce lieu – Jérusalem – où la religion, sinistre, tua Dieu[9].

C’est le poète qui sait dire ce que ni le théologien, ni le lecteur de la Bible, ni le politique n’a pu clairement exprimer.

Alors je relis avec Nahida de Ramallah, avec mes amis juifs, avec Véra Baboun de Bethléem, je relis ces mots, parmi les derniers de la Bible : je vis descendre du ciel, d’auprès de Dieu, la ville sainte, la nouvelle Jérusalem… au milieu de la place se trouve l’arbre de vie… les feuilles de l’arbre servent à la guérison des nations[10]. L’arbre de la vie. Trois fois cité. Celui de la Genèse. Cet arbre de vie que les humains ne pouvaient plus approcher, il les guérira à la fin des temps…

Et je me tourne vers le Christ : de grandes foules le suivirent, depuis la Galilée, de la Syrie, de Jérusalem, de Judée, de Jordanie au-delà du Jourdain. Voyant la foule… Jésus se mit à enseigner : heureux les pauvres, le royaume des cieux est à eux, heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés, heureux ceux qui sont doux, ils hériteront la terre… heureux ceux qui procurent la paix car ils seront appelés fils de Dieu…[11].

Rassembler les hommes de bonne volonté, ceux qui procurent la paix, de part et d’autre des frontières, voilà notre vocation[12].

 

Bertrand Vergniol
Pasteur

 

[1] Sous la direction de Vincent LEMIRE : Jérusalem, histoire d’une ville-monde, Flammarion 2016, p.17.

[2] Ecumenical Accompaniement Program in Palestine and Israël (EAPPI).

[3] Chez Luther, non sans une violence anti-juive qui a été largement utilisée par les antisémites.

[4] Pour reprendre la terminologie d’un excellent livre sur Jésus, Gerd THEISSEN : L’ombre du Galiléen, Cerf, 1988.

[5] Par exemple, Jacques BRIEND « De la Jérusalem historique à la Jérusalem mystique » in « Transversalité », Revue de l’Institut catholique de Paris, avril-juin 1997, pp 63-123.

[6] Par exemple, Dany NOCQUET : La Samarie, la diaspora et l’achèvement de la Torah, archives personnelles

[7] Rony BRAUMAN, Alain FINKIELKRAUT : La discorde, Flammarion, 2008, p. 92

[8] Victor Hugo, La fin de Satan, le Gibet, II/5

[9] Victor Hugo, La fin de Satan, Le Crucifix

[10] Livre de l’Apocalypse, chapitres 21 et 22

[11] Évangile de Matthieu, 4/25 – 5/9

[12] Attention néanmoins à ne pas croire que tel est le moyen unique pour arriver à la paix. Ce serait irénique et de nouveau ce serait lier le religieux au politique. S’il revient aux chrétiens, certes, de rassembler les hommes de paix, mais il revient aux populations de refuser l’injustice, aux militants de combattre pour faire évoluer les rapports de force et aux politiques, représentatifs de leur peuple, de négocier.

 

Image : Colombe de la paix (CC0)