Au-delà des “alliances de bloc”. Réflexions à partir d’un article de Bertrand Badie sur le média en ligne “Orient XXI”, suite et fin.

Concluons cette réflexion à partir de l’article de Bertrand Badie sur la fin des “alliances de bloc”, en ouvrant des perspectives sur les acteurs non-étatiques des relations internationales, puissances de l’économie et mouvements religieux à vocation universelle. Parmi eux, le christianisme a un rapport spécifique avec les réalités impériales et en particulier avec l’empire ultime qu’est peut-être l’ “Occident”. Que représente cet Occident auquel Bertrand Badie s’adresse et dont il dénonce l’aveuglement face à la disparition des alliances de bloc? Quelle place devrait-il prendre dans la prise de conscience des urgences supra-nationales, à l’échelle de la planète, face à la faiblesse des institutions mondiales actuelles, qui n’ont pas le poids nécessaire pour faire face aux bouleversements globaux en cours?

4- Les entités souveraines se heurtent à de puissants acteurs internationaux qui ont les moyens de contrer leurs décisions et d’imposer les leurs, les grandes entreprises qui sont à la fois le moteur du développement technique et les acteurs d’un pouvoir non territorial qui est lié à la possession de capitaux. Le terme de multinationales leur est justement attribué pour souligner leur absence d’enracinement territorial. Au-delà de leurs maîtrise technique, elles sont de plus en plus souvent impliquées dans la recherche scientifique, et par les demandes qu’elles adressent à la communauté scientifique, et par les financements qu’elles lui proposent, à un moment où la science fondamentale n’est plus la préoccupation première des autorités d’État. Il faut cependant relativiser l’extra-territorialité des multinationales, car ces sociétés sont bien constituées et dirigées par des individus et des collectifs qui sont liés à des entités souveraines. Le cas des États-Unis reste exemplaire, en ce que la souveraineté américaine couvre et relaie toujours les plus importantes entreprises de la planète (pour faire vite, les GAFAM, Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, mais il y en a d’autres), qui ont leur siège en ce pays et dont le droit de référence est le droit états-unien.

Par là-même est relativisée aussi l’opinion que l’on voit souvent s’exprimer, d’un déclin irréversible des États-Unis. Par leur puissance scientifique et technique comme par leur capacité à mobiliser des ressources en capitaux pour des entreprises novatrices, les États-Unis exercent toujours une influence qui confine à l’hégémonie. Mais sans que l’on oublie l’illusion inhérente à la visée hégémonique, d’un contrôle total sur le devenir de l’humanité. Bertrand Badie a justement fait l’histoire, et de l’hégémonie depuis l’antiquité grecque, et de ses limites dans le monde qui se profile (1). Et se pose ainsi la question d’un chemin vers ce que pourrait être un monde post-hégémonique: “Il serait risqué de le concevoir comme une nouvelle utopie pacifique, un gouvernement du monde ou même simplement une nouvelle étape sur le chemin d’un improbable progrès.”

5- L’autre catégorie d’acteurs interagissent avec les souverainetés territoriales, ce sont les religions. Il y a une réalité sacrale diffuse dans les plus anciennes souverainetés connues, car le souverain ne peut s’empêcher de craindre l’inconnu, l’imprévisible, le destin qui s’impose à lui quoi qu’il fasse. Et en même temps s’exprime le sentiment qu’il y a une source de vie à accueillir beaucoup plus qu’à capter et à utiliser, une puissance plus souveraine que celle des souverainetés humaines et qui gouverne les destins des souverains, leur accordant ces succès qu’ils ne peuvent pas s’attribuer à eux-mêmes sauf à se faire illusion.

Aujourd’hui les religions dites “paîennes” persistent et connaissent même un certain renouveau. Le sens de “païen” est devenu péjoratif alors que l’adjectif renvoie au pagus, le terroir où l’on a ses origines et dont on ne peut s’affranchir. L’hindouisme est un paganisme qui prend un essor inattendu, dans sa transcription politique comme expression d’un nationalisme indien exacerbé, s’estimant injustement réprimé depuis des siècles par les empires, celui, musulman, des Moghols, puis celui, chrétien, des Britanniques. Plus remarquable est la faveur que connaît une “internationale chamanique”, qui se découvre comme un fondement universel aux innombrables religions traditionnelles, alors qu’elles sont liées à des lieux précis, et donc en soi sans perspective universelle.

Plus lisible est le devenir des mouvements religieux à vocation mondiale, qui se sont développées au cours de la modernité en même temps et parallèlement à l’affirmation des entités souveraines. Il est inévitable qu’une réflexion sur les souverainetés rencontre ces réalités que la modernité a décidé d’appeler “religieuses”, sans doute en extrapolant le concept romain de religio, qui de manière originelle désigne non pas un groupe humain ou une institution mais une vertu, une manière de se comporter de manière juste par rapport à cet inconnu face auquel on risque toujours de se brûler si on s’en approche de manière inappropriée.

Un “retour du religieux” a été un moment à l’ordre du jour. Le célèbre ouvrage de Samuel Huntington (2) s’en est fait le chantre juste avant le 21ème siècle en étudiant un “choc des civilisations”, où chacune de celles-ci a pour cœur et racine une “religion” historique. Aujourd’hui, à partir des expériences de dévalorisation du religieux qui sont spécialement marquantes dans l’univers occidental, on a plutôt tendance à considérer qu’il y a un dépérissement du religieux à l’échelle, non plus seulement de l’Occident, mais de la planète entière, à la faveur en particulier d’un mode de vie étroitement dépendant du progrès technique et ayant pour horizon des “solutions” matérielles aux interrogations de toutes sortes qui traversent l’humanité. La déclinaison en est à faire, et les analyses fouillées de Samuel Huntington donnent un canevas pour se repérer dans les mouvements religieux à vocation universelle, sans cependant se laisser enfermer dans l’opposition centrale qu’il lit entre le judéo-christianisme et l’islam, et ainsi entre l’Occident et les autres civilisations qui, à travers l’islam en particulier, cherchent à s’affirmer face à lui.

6- C’est finalement à cet Occident que Bertrand Badie nous invite à réfléchir. Et c’est à lui que nous aboutissons, dans son rapport avec les mouvements les plus importants de l’histoire contemporaine, et, par la masse de la population concernée, de l’histoire globale.

C’est à lui que Bertrand Badie adresse sa mise en garde et reproche une manifeste inconscience. Il se pense en héritier des empires successifs qui, depuis Athènes, ont été des thalassocraties. On peut voir là un fil directeur de l’histoire occidentale, la mer illimitée ouvrant sur les perspectives et les illusions d’une domination indéfinie, sinon infinie. Les empires territoriaux, aux horizons continentaux, butent rapidement sur des limites, dans l’espace et dans le temps. Or les enjeux planétaires face auxquels l’humanité doit prendre aujourd’hui des décisions ne peuvent pas être traités dans la perspective d’une souveraineté limitée, fût-elle impériale. Il s’agit aujourd’hui de faire face à des menaces qui pèsent sur les conditions mêmes de l’existence de l’espèce humaine. Au-delà des souverainetés, des empires, de la domination relative de l’Occident, se pose désormais la question des conditions de la vie planétaire dont l’humanité dans son ensemble apparaît désormais comme un acteur, à l’égal des déterminismes de la matière et de la vie (anthropocène). Mais manquent toujours les idées et les structures, les forces politiques, les mouvements sociaux, qui donneraient corps à la responsabilité mondiale dont hérite cette génération, à une coopération entre les différents acteurs mondiaux, qui ne saurait s’imposer par la contrainte.

 

(1) Bertrand Badie. L’Hégémonie contestée. Les nouvelles formes de domination internationale. Ed. Odile Jacob, 2019. 240 p.

(2) Samuel Huntington. Le choc des civilisations. Ed. Odile Jacob, 1997, 2000. 547 p.

Jean-B. Jolly
membre du bureau de CDM

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