Cet article, dont nous avons donné un résumé, a l’intérêt de rassembler en six pages des années de recherches sur les relations internationales, que Bertrand Badie a publiées dans plusieurs livres au cours de sa carrière universitaire. Mais on ne peut pas tout dire en six pages et c’est ainsi qu’il ouvre sur d’autres interrogations.
1- Il faut se demander d’abord quels sont les éléments constitutifs de ces blocs alliés. C’est le cadre dans lequel les diplomates et les politiques sont obligés de se situer, selon la tradition des “sciences politiques”, s’ils entendent pouvoir communiquer d’une manière rationnelle et compréhensible sur leurs actions et leurs prévisions. Mais ce besoin est ressenti par tout être humain, où qu’il soit situé par rapport l’une des quelque 200 souverainetés qui se partagent la planète. On ne peut pas ne pas se demander, comme le dit le philosophe Bruno Latour, Où atterrir (1). Sans réponse, on risque de sombrer dans le scepticisme sur le pouvoir de la raison, ou même dans une véritable folie, le déni de pensée que signifie le chaos dont Bertrand Badie dit bien qu’il semble régner dans le champ des relations internationales.
En bref, puisqu’il y a des relations internationales, quels sont les sujets de ces relations ? Admettons qu’il s’agit d’entités “souveraines”, c’est-à-dire se déterminant par elles-mêmes. Mais la modernité et l’âge contemporain ont abouti à une représentation de la souveraineté qui est très éloignée d’une situation monarchique et féodale où la souveraineté s’incarnait dans un “Prince”, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Machiavel. Les souverainetés contemporaines sont issues de dispositions qui ont été universalisées sur la planète entière, à la faveur des deux guerres mondiales du 20ème siècle. Ce n’est pas pour rien que leur a été attribué ce qualificatif de “mondiales”, car elles ont puissamment contribué à l’apparition d’une réalité planétaire, en impulsant des mises en relation que n’avaient pas connues les siècles précédents. En fait, les entités souveraines sont l’association d’un territoire, d’une population qui y est fixée, et d’un corps politique qui jouit du monopole, sur ce territoire, de la force armée. Le rapport de la souveraineté à la force armée est essentiel, car elle a besoin, d’une part d’une certaine capacité de dissuasion pour se maintenir face aux autres souverainetés, voisines ou non, et d’autre part, elle entretient un “pouvoir de police” pour s’imposer à la population du territoire où elle règne.
Olivier Hanne (2), à propos du Moyen-Orient, fait ressortir combien ce cadre dépend des idéologies des “vainqueurs” des deux guerres mondiales, en opposant, aux frontières tracées par eux, ces “seuils” où jouent des allégeances autres que celles qu’impose l’État nation. Il voit dans cette sujétion comme la source des crises incessantes que vit le Moyen-Orient, et pas seulement depuis la chute de l’Empire ottoman. C’est essentiellement aux souverainetés nomades que s’oppose le “pavage” actuel de la planète par des souverainetés disjointes qui ont aujourd’hui tendance de plus en plus à s’étendre en mer. Parmi les relations internationales en proie au chaos, il y en a ainsi au moins une autre qui n’est pas de l’ordre des “alliances de blocs”, c’est apposition des souverainetés sédentaires aux souverainetés nomades. Celles-ci ont eu un poids considérable au cours de l’histoire. Or elles sont aujourd’hui obligées de se soumettre à des souverainetés territoriales, même à se voir disparaître. Des crises comme celles qui déchirent l’Afrique sahélienne ont quelque chose à voir avec cet affrontement.
2- Une autre limite à la clarté des “alliances de blocs”, implicitement signifiée par l’article de Bertrand Badie, c’est que même au plus fort de la guerre froide, une grande partie de la planète a voulu échapper à la logique des blocs. Des États, et non des moindres, se sont définis eux-mêmes comme “non-alignés”. Parmi ceux-ci, le deuxième plus grand État de la planète par la population, l’Inde, et le plus grand Etat musulman du monde, l’Indonésie, l’un et l’autre venant juste d’être libérés de la sujétion coloniale. L’Egypte et la Yougoslavie font sécession des blocs auxquels elles appartenaient, l’Égypte, de la tutelle anglo-américaine et la Yougoslavie, de la mise au pas stalinienne imposée dans les pays occupés par l’Armée rouge après 1945. Ils ne se sont pas contenté de se proclamer tels, ils se sont organisés et se sont donné des objectifs, autour de leaders comme Nehru, Soekarno, Nasser, Tito. Ils ont eu l’ambition de se réunir d’eux-mêmes dans une troisième voie dont la conférence de Bandung (3) a défini la charte. Le vocable de Tiers-Monde commençait alors à hanter les économistes, avec ce qu’il impliquait de faiblesse et de “sous-développement”. Le mouvement des non-alignés s’est efforcé de donner une dynamique et un poids politique au Tiers-monde en refusant de le réduire à une situation de misère et de dépendance économique. Il a fait en sorte de prendre toute sa place sur la scène internationale, y compris dans l’économie, cherchant une autre voie que le libéralisme meurtrier du capitalisme et la planification avec “travaux forcés” du socialisme soviétique. C’est une époque où l’on parlait beaucoup “d’autogestion”.
La logique des blocs a finalement gagné contre le tiers-mondisme de Bandung, et surtout le système économique mondial s’est unifié d’une manière telle que les expériences d’économie alternative ont été mises en échec. Mais il en reste quelque chose aujourd’hui dans le refus d’une grand nombre d’États non-alignés de s’engager, ou du côté de bloc occidental hérité de la guerre froide, ou du côté de la Russie, à propos de l’Ukraine, et de la Chine, à propos de Taïwan. Une dissidence semble faire tache d’huile en Occident, nombre de ses “clients” obligés, que ce soit en Afrique ou en Amérique latine, s’abstenant lors de certaines résolutions à l’assemblée générale des Nations-Unies. Il est pourtant hasardeux de la mettre en continuité avec le mouvement des non-alignés des années 1950-60, comme Bertrand Badie le sent bien.
3- C’est dans cette mouvance de la relativisation des hégémonies que la relation de Bertrand Badie entre “petit frère et grand frère” au sein des alliances ouvre aussi à d’intéressante réflexions. Il l’a plus longuement développée dans un livre, Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse (4), sur la capacité d’influence qu’ont acquise des puissances “faibles” et la manière dont le Sud prend du pouvoir par rapport aux dominants du Nord. Il note quand même aussi que les “grands frères” ont toujours des moyens de rétorsion qui limite les initiatives intempestives de “petits frères” turbulents. Il s’appuie en particulier sur l’exemple d’Israël, auquel les États-Unis accordent un soutien indéfectible qui se mesure en milliards de dollars par an d’aide militaire, et qui mène sa politique de colonisation dans les Territoires palestiniens occupés sans se soucier en rien des résolutions de l’ONU, pourtant entérinées par les États-Unis. Mais on pourrait prendre le cas du “petit frère” France, qui a été sévèrement puni pour n’avoir pas suivi en 2003 l’aventure du grand frère états-unien en Irak, à travers des représailles économiques que permet la compétence universelle de la justice américaine lorsque des transactions sont effectuées en dollars.
D’autres pistes de réflexion s’ouvrent à partir de l’article de Bertrand Badie, à propos des acteurs non-étatiques des relations internationales, les uns dans le domaine de l’économie, les autres dans celui de la religion, et là, une évocation des mouvements religieux à vocation universelle s’impose. Parmi ceux-ci, le christianisme a un rapport spécifique avec les réalités impériales et en particulier avec l’empire ultime qu’est peut-être l’ “Occident”. Les empires s’imbriquent avec la logique des blocs, et on est ainsi amené à s’interroger sur ce que représente cet Occident auquel Bertrand Badie s’adresse et dont il dénonce l’aveuglement face à la disparition des alliances de bloc. Un vaste panorama s’ouvre à élucider ce concept devenu mythique, qui se pose face à une Chine, héritière elle aussi d’un empire, mais d’un nationalisme si exclusif qu’elle réprime avec violence les “minorités” qui la constituaient en empire multinational. Cependant la pointe de l’article est un cri d’alarme. Des questions de vie et de mort se posent désormais à la collectivité humaine dans son ensemble. L’humanité est condamnée à coopérer face à l’urgence environnementale. L’ONU devrait être le lieu où se mettent en place ces collaborations. Mais elle se trouve en situation de blocage. La disparition des alliances de blocs est peut-être un pas sur cette voie. Si pourtant leur succède le chaos des intérêts particuliers à court terme, si l’humanité ne trouve pas d’autres moyens de coopérer et de faire travailler ensemble ses entités souveraines, elle court, sinon à sa perte, du moins à un bouleversement de ses conditions de vie tel qu’on peut à peine l’imaginer.
(1) Latour, Bruno. Où atterrir? – Comment s’orienter en politique. La Découverte, 2017, 160p. Il est fait mention de cet ouvrage dans le livre de Pierre de Charentenay, Face à la crise climatique, éditions Chemins de Dialogue, Marseille, 2020, 281p, recensé ici.
(2) Hanne, Olivier. Les Seuils du Moyen-Orient, histoire des frontières et des territoires de l’Antiquité à nos jours. Éditions du Rocher, Monaco, 2019. 538 p.-[92] p. de planches. Recension ici sur ce site.
(3) Tenue sur l’île de Java en avril 1955, à l’initiative notamment du Premier ministre indien Nehru. L’Encyclopedia Universalis note que si elle marque l’irruption du Tiers-Monde sur la scène internationale, elle reste marquée par la polarisation ente les Etats-Unis et l’URSS. “Le non-alignement ne naît qu’en juillet 1953, avec la conférence de Brioni, en Yougoslavie” (https://www.universalis.fr/encyclopedie/conference-de-bandung/).
(4) Badie, Bertrand. Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, 2018, recensé ici par Francis Labes.
Jean-B. Jolly,
membre du bureau de CDM
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