Arabe, vous avez dit « Arabe » ?

Bloc-notes du 04 mars 2011 de Jean Claude Petit Président du réseau Chrériens de la Méditerranée.

Il y a à peine deux mois, personne n’aurait parié un seul Kopek sur la révolte qui secoue le monde arabe tout entier et nous avec lui. Rien d’étonnant à cette myopie collective : en 1989 non plus, quand s’écroula le mur de Berlin, nous n’avions rien vu venir. Dont acte. Sauf qu’à cette surprise bien explicable, soyons francs, il convient d’ajouter le relatif mépris dans lequel notre inconscient collectif tient encore le monde arabe. Arabe, vous avez dit arabe ! Comment ces peuples-là, soyons sérieux, pourraient-ils, un jour, se sortir seuls de leur léthargie ?

Eh bien oui, ils l’ont fait. La révolte arabe est venue catapulter nos certitudes trop simplistes, montrer du doigt nos liaisons dangereuses pour ne pas dire coupables, abreuver nos soifs de démocratie et de liberté pour tous, nous réjouir sans réserve et en même temps accroître, un peu plus encore, un sentiment d’incertitude sur l’avenir d’un univers en pleine mutation. Avant de dégager quelques caractéristiques majeures – et provisoires – du bouleversement historique qui se déroule sous nos yeux et d’en tirer pour nous d’ores et déjà les leçons essentielles, revenons d’abord sur les erreurs de diagnostic qui, au-delà de la surprise que je viens d’évoquer, ont, pour une bonne part, contribué à notre aveuglement.

La première historiquement, est d’avoir succombé au manichéisme ambiant né de la seconde guerre d’Irak voulue par George Bush et les néoconservateurs américains. Guerre du Bien contre le Mal. De l’Occident contre l’Orient. Et, quelque part, de la chrétienté contre l’islam. Ainsi, le choc des civilisations est passé de la théorie à la pratique. Le manichéisme, vieille maladie mortelle et transmissible de l’esprit humain, n’a de goût que pour le simplisme et paralyse tout accès à la complexité du monde. Il a paralysé notre regard sur l’univers arabo-musulman et l’a réduit à un univers de terroristes.Liées à cette première erreur d’appréciation, se sont développées dans toute l’Europe – et ce n’est pas fini –  l’obsession d’un islam incapable d’évoluer et la confusion, entretenue soit par ignorance (les médias), soit par volonté (les politiques), entre islam et islamisme.  Or, les observateurs les plus sérieux le savent, l’islam se sécularise en Europe ; il est perméable dans les pays arabes, multiple dans ses expressions, ouvert au dialogue avec les chrétiens dans un certain nombre de pays. Seconde erreur. Seconde paralysie de notre regard.

Pour être plus d’ordre moral que géopolitique, la troisième n’en est pas moins grave. Pour notre bien-être national, nous avons échangé notre silence sur des dictatures contre du pétrole, notre indifférence face au mépris des droits humains fondamentaux contre notre tranquillité face au terrorisme.

Mais l’heure n’est pas à la contrition. Ne mesurons pas notre admiration. Elle doit être sans réserve pour ces peuples qui, de la Tunisie à Bahreïn en passant par l’Egypte, le Yémen et le Libye, ont eu d’abord le formidable courage de vaincre leurs peurs accumulées. De se lever pour clamer leur dignité d’hommes et de femmes. De revendiquer leur liberté et de réclamer justice. Esclaves des temps modernes dans des territoires corrompus jusqu’à la moelle, ils ont été, des dizaines d’années durant, oubliés, méprisés, piétinés. Jusqu’à cet instant, impressionnant, mystérieux, où l’étincelle d’humanité que les dictateurs ne peuvent pas éteindre a allumé en eux le feu de la révolte. Ils ne se sont pas référés pour cela aux prescriptions du Coran. Pas du tout. Ils se sont appuyés sur leur citoyenneté naissante. Celle qu’ils veulent voir désormais pleinement reconnue dans la démocratie à construire, aves ses valeurs de respect de chacun, de liberté de conscience, d’honnêteté. Une citoyenneté naissante qui rejette les différences confessionnelles et  qui les a immédiatement ouverts à l’universel. A tel point qu’aux dires du politologue Olivier Roy dans La Croix du 22 février 2011, « On a entendu au Caire, le cheikh Qaradawi commencer son discours en disant : “Chers Musulmans, chers Coptes”. » Qui l’eût cru il y a seulement deux mois ?

On l’a dit, mais il faut le répéter car demain, ailleurs, les feux d’autres révoltes peuvent s’embraser : c’est d’abord à la jeunesse arabe, à sa ferveur numérique et à sa maturité démocratique que l’on doit ce bouleversement de l’Histoire. Aux femmes aussi, que les images des télévisions nous ont montrées déterminées et farouches dans le plein exercice de leur liberté. Tous, où qu’ils aient été, ont émis d’abord des revendications politiques, celles qui fondent une démocratie véritable dont la dignité et l’égalité des personnes sont le cœur. « C’est une révolte des valeurs » souligne encore Olivier Roy, spécialiste de l’islam politique.

Si l’éclatement des révolutions est, la plupart du temps, une surprise, leur avenir, lui, est toujours une incertitude. Rien n’est gagné, nous le savons bien, quand tout est à construire. Sur le long et beau chemin qu’ils ont, avec tant de courage, décidé d’emprunter, les révoltés du monde arabe doivent pouvoir compter sur leurs amis. Nous autres, Européens, sommes de ceux-là. A nous, avec nos responsables politiques de tous bords, de savoir désormais, sans tarder, les accompagner. Et de rappeler à temps et à contretemps que la mondialisation en chantier ce n’est pas seulement la régulation financière dans les pays riches mais le traitement urgentissime des inégalités sur tous les continents et le respect effectif des droits fondamentaux de tout homme, arabes compris, à l’alimentation, à la santé, à l’éducation et à la liberté. Au moment où le Comité catholique contre la Faim et pour le Développement – Terre Solidaire fête ses 50 ans, ce message d’ « un autre monde possible » qui est le sien est plus que jamais d’actualité ! Il est aussi un appel à vivre mieux, nous aussi, notre propre citoyenneté.

Jean-Claude PETIT

Président du Réseau Chrétiens de la Méditerranée