Contre-enquête France – Dossier dans le journal Le Monde
Pourquoi ce retour au cœur du débat politique ?
Quel est le bilan de la politique de M. Sarkozy ? Un ” islam de France ” peut-il émerger ?
Décodage
La convention que l’UMP prévoit de consacrer, le 5 avril, à l’exercice des cultes et notamment à la compatibilité de l’islam avec la laïcité se veut l’occasion, pour la majorité présidentielle, d’aborder une série de questions soulevées par la pratique du culte musulman. Certaines, mises en exergue par le Front national, et reprises par le président de la République, se posent en France de manière marginale, voire caricaturale. C’est le cas des prières de rue ou de la construction de minarets. D’autres, la formation des imams, la construction de mosquées, le port du voile islamique alimentent réflexions, rapports et polémiques depuis plusieurs années.
Les prières de rue
Dans une dizaine de lieux en France (à Paris, en région parisienne, à Marseille ou à Nice, notamment), quelques centaines de fidèles prient chaque vendredi, lors de la grande prière, sur la voie publique, débordant de lieux de culte devenus exigus. Cette situation, connue et tolérée par les pouvoirs publics depuis plusieurs années, perdure le plus souvent, faute de solution alternative. Le ” maillage ” du territoire pour construire des mosquées là où résident les besoins a été envisagé par le ministère de l’intérieur. Dans certaines villes en effet, plusieurs lieux de culte correspondant aux origines des fidèles (Maroc, Algérie, Turquie, Afrique noire…) voient le jour, tandis qu’ailleurs, ils manquent de mètres carrés pour prier dans des lieux adéquats. L’organisation de ” l’offre ” de lieux de culte, qui aurait pu être financée par la Fondation pour les œuvres de l’islam, créée en 2007 par Dominique de Villepin, est restée lettre morte, faute de volonté des organisations musulmanes représentées au niveau national. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) estime qu’il faudrait multiplier par deux la surface des lieux de prière (dont 40 % ont des superficies inférieures à 100 m2). Quelque 200 projets sont en cours à travers la France, principalement financés par les fidèles et des fonds étrangers, avec l’aide, légale, des collectivités locales (location de terrain à prix modique, garantie d’emprunt, financement d’une partie culturelle…). Les minarets : sur les quelque 2 000 lieux de culte musulmans de France, seule une trentaine comporteraient un minaret, selon le bureau des cultes.
Les prêches intégristes
Les deux mosquées françaises les plus anciennes, construites à Saint-Denis de la Réunion (1905) et à Paris (1926) sont les seules à posséder un minaret de plus de 30 mètres. Il n’existe pas en France d’appel à la prière lancé depuis un minaret. Cela nécessiterait une autorisation du maire de la commune. De même, la construction d’un minaret est le fruit d’un consensus entre les pouvoirs publics et les porteurs de projets. Surveillés par les services de renseignement intérieur, les imams radicaux relèvent de deux logiques. Les ” politiques ” peuvent appeler à soutenir des causes djihadistes à travers le monde ou à fustiger Israël pour sa politique dans les territoires palestiniens occupés. Ces prêches sont désormais assez rares. Plus fréquents, les prêches ultra-conservateurs entrent en contradiction avec les valeurs d’égalité ou de mixité de la société française ou mettent en avant des pratiques qui vont à l’encontre du lien social. Ponctuellement, des imams d’origine étrangère qui prônent de telles pratiques sont expulsés vers leur pays d’origine. Un recours, qui, dans les prochaines années, se heurtera à l’émergence d’imams français, porteurs d’une lecture fondamentaliste de l’islam.
La formation des imams
Sujet récurrent, la présence d’imams étrangers dans les mosquées demeure le point noir du dossier islam en France. Le Maroc, l’Algérie et la Turquie sont pourvoyeurs de plusieurs dizaines d’imams, fonctionnaires de leur Etat respectif, pas toujours francophones. Dans ce cas, les prêches sont parfois traduits en français, les prières demeurent en arabe, langue du Coran. Autre catégorie d’imams, les ” blédards “, des immigrés de la première génération, reconvertis dans l’imamat, peu connectés à la jeunesse musulmane française. Une génération d’imams d’origine étrangère venus étudier en France depuis dix ou vingt ans cohabitent avec ces anciens. Enfin, une toute petite minorité d’imams français, nés et éduqués en France, formés théologiquement en France et dans les pays arabes, arrivent peu à peu dans les mosquées. Cette fonction souvent mal rémunérée, peine à attirer des jeunes diplômés français.
Le ministère de l’intérieur a tenté de promouvoir une formation aux principes républicains et à la laïcité pour les cadres musulmans. Les universités publiques françaises ont refusé de la prendre en charge. C’est donc l’Institut catholique de Paris qui accueille, chaque année depuis trois ans, une vingtaine de personnes qui se destinent aux aumôneries musulmanes, à l’animation d’associations cultuelles et, plus marginalement, à l’imamat. Cette formation était aussi destinée aux pasteurs évangéliques d’origine africaine ou aux prêtres orthodoxes des pays de l’Europe de l’Est, peu au fait de la laïcité à la française. Une possibilité restée lettre morte.
Les écoles coraniques
Sous ce terme connoté, ces structures, adossées à la plupart des mosquées, dispensent aux enfants et aux adultes une formation à l’islam mais aussi des cours d’arabe. Les premières générations recevaient cet enseignement dans leur famille. Aujourd’hui, les jeunes parents ne parlent souvent pas assez bien l’arabe et, comme les parents juifs ou catholiques, s’en remettent à des formateurs pour la transmission des connaissances religieuses. Problème, le développement rapide de la demande bute parfois sur la qualité des enseignants et leur degré de connaissance de la société française et du contexte laïque.
Halal
Le développement de la consommation de produits halal (aliments sans alcool, sans porc, animaux égorgés vivants) est une réalité. Le commerce traditionnel et la grande distribution développent ces produits dans le cadre d’une stratégie commerciale qui, théoriquement, ne concerne pas les pouvoirs publics. Ces derniers s’inquiètent cependant de la montée des demandes de viande halal dans les collectivités locales. Ces demandes existent et sont exceptionnellement satisfaites ; les communes y répondent plutôt en proposant des menus sans porc ou sans viande. Au-delà d’une possible entorse au principe de laïcité, ces pratiques entraînent un surcoût.
Voile islamique
C’est le symbole sur lequel la France conserve une position ambiguë, laissant la justice juger au cas par cas. Interdit au lycée, le voile islamique est autorisé à l’université puis de nouveau jugé intolérable sur le marché du travail, à l’exception de métiers socialement peu ” visibles ” (femmes de ménage, notamment). Les femmes qui désirent conserver leur voile sortent donc du marché du travail traditionnel, se replient sur des métiers communautaires – dans les instituts musulmans ou les commerces ethniques -, ou retirent leur voile à l’entrée de leur lieu de travail.
Les carrés confessionnels
Depuis quelques années, les demandes de carrés musulmans sont, en grande partie, satisfaites par les pouvoirs publics. Mais 85 % des enterrements de personnes de confession ou de culture musulmane se font encore dans leur pays d’origine.
A droite, l’inquiétude sur le lancement du débat sur l’islam touche les proches du chef de l’Etat
Zoom
La mise en garde est on ne peut plus claire. Lundi 28 février, le premier ministre, François Fillon, a prévenu sur RTL : si le débat sur l’islam devait conduire ” à stigmatiser les musulmans “, il s’y ” opposera “, ajoutant qu’il veillerait, ” à la place qui est – la sienne – , à ce que ce débat ne dérive pas “.
C’est Alain Juppé qui, parmi les premiers, s’est inquiété des dégâts que pourrait causer le débat voulu par le président de la République et organisé par l’UMP sur la place de l’islam dans la société française. ” Il faut maîtriser ce débat, car il n’est pas imaginable de stigmatiser la deuxième religion de France “, avait déclaré M. Juppé, peu après l’annonce de ce nouveau chantier présidentiel, décidé mi-février dans la foulée des déclarations de la présidente du Front national sur les prières de rue.
Depuis, pas un jour ne s’est écoulé sans qu’un responsable politique de droite ne s’interroge sur l’opportunité de placer la focale politique sur les musulmans ; et ce, quelques mois après le discret enterrement du débat sur l’identité nationale, qui avait donné lieu à de multiples dérapages.
A plusieurs reprises, les anciennes ministres Rama Yade et Rachida Dati ont exprimé des réserves. ” Six millions de musulmans vont se retrouver assignés à résidence religieuse alors qu’eux-mêmes ne se définissent pas d’abord comme musulmans “, a prévenu Mme Yade dans Le Journal du dimanche. Mme Dati a rappelé : ” Ce n’est pas l’islam qui pose un problème. Le problème, c’est de combattre ceux qui dévoient l’islam. “
Plus étonnant, Christian Estrosi, maire de Nice et député UMP, partisan des discussions sur l’identité nationale, a estimé que la situation internationale ” impose de différer “ le débat sur l’islam : ” Nous ne pouvons pas débattre de la laïcité au risque de stigmatiser l’islam, alors que le monde a les yeux tournés vers les peuples du monde arabe qui aspirent légitimement à plus de démocratie. “
Le président du Sénat, Gérard Larcher, a aussi mis en garde le gouvernement et son propre parti : ” Méfions-nous de jouer sur les peurs. Méfions-nous de ne pas affaiblir la laïcité dans un débat qui serait mal préparé, mal conduit, pour répondre à des temps d’opportunité politique. “ Attention de ne pas ” rechercher de bouc émissaire “, a aussi prévenu l’ancien premier ministre Dominique de Villepin. L’UMP Patrick Devedjian a, quant à lui, qualifié ce débat de ” dangereux et désastreux “.
Au rang des partisans, on compte les membres du gouvernement, Eric Besson ou Thierry Mariani. Et Jean-François Copé, secrétaire général de l’UMP, artisan du débat, qui a érigé ce sujet ” en problème dont parlent le plus les Français “. Il n’est pas sûr pourtant qu’après les soubresauts que vient de traverser le gouvernement, le sujet aille à son terme, fixé au 5 avril.
Stéphanie Le Bars
L’islam de France se construit hors du cadre institutionnel voulu par le pouvoir
Le président de la République, Nicolas Sarkozy, le répète depuis des années : il souhaite l’avènement d’un ” islam de France “ susceptible de prendre le pas sur une réalité qui, semble-t-il, dérange et menace : ” l’islam en France “. Le débat annoncé par l’UMP sur la place de l’islam dans la société française, et soutenu par l’Elysée, est justifié à droite par la nécessité de faire émerger ce concept, qui n’a pas prospéré comme l’espérait naguère le ministre de l’intérieur en charge des cultes.
A ce poste, M. Sarkozy avait en effet théorisé l’existence d’un ” islam de France ” et avait souhaité l’incarner en créant au forceps le Conseil français du culte musulman (CFCM). C’était en 2003. Huit ans après, cette approche est un échec. A plus d’un titre.
Premier paradoxe : alors qu’il était censé donner une existence à une réalité française, le CFCM a été organisé autour des mouvements musulmans proches des pays d’origine des premières générations d’immigrés, au premier rang desquels l’Algérie, le Maroc et la Turquie. Les représentants de ces organisations sont restés liés politiquement et/ou financièrement aux consulats concernés. En huit ans, devenues bureaucrates de l’islam, les figures de la représentation musulmane officielle ne se sont quasiment pas renouvelées.
Deuxième écueil, les critères de représentativité acceptés par les pouvoirs publics, fondés sur la superficie des mosquées, ont créé une concurrence entre les différents mouvements et les pays d’origine, plus soucieux de gagner ou de créer des mètres carrés que de faire avancer les dossiers. Les intérêts particuliers l’ont emporté.
En trois mandats, dont deux sous la présidence de Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, proche d’Alger, rien n’a été fait pour rationaliser la construction de lieux de culte, le marché de la viande halal, organiser la formation des imams ou le pèlerinage à La Mecque. Les seuls acquis concrets concernent la création d’une aumônerie musulmane dans l’armée et, dans une moindre mesure, dans les prisons.
D’un point de vue symbolique, le CFCM a permis l’émergence d’une voix et d’une présence musulmanes aux côtés des autres religions dans le cadre des relations entre la République et les cultes. Mais elle bute constamment sur un biais originel : sa prétention à unifier une catégorie, ” les musulmans “, dont la réalité est caractérisée par une grande diversité. Cette représentation institutionnelle est aujourd’hui fragilisée et contestée. Des interrogations pèsent sur les prochaines élections prévues en juin.
Décalage
Installés par le pouvoir, les membres du CFCM apparaissent déconnectés des fidèles. Le constant rajeunissement des pratiquants souligne de manière de plus en plus tendue le décalage entre les ” blédards ” ou les ” chibanis ” (anciens en arabe) et les nouvelles générations nées et élevées en France, décomplexées dans leurs rapports à la pratique religieuse et dans leurs relations avec les pouvoirs publics, et bien plus éloignées que leurs parents des pays d’origine. C’est cet ” islam de France ” qui fait aujourd’hui son chemin en dehors des sentiers battus par les pouvoirs publics. Les jeunes musulmans commencent à s’organiser en associations cultuelles locales pour prendre pied dans la gestion des mosquées. Ils créent leurs réseaux, développent l’information sur le marché halal, le pèlerinage ou la lutte contre l’islamophobie ; et, s’ils suivent des formations dans les instituts tenus par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) ou se pressent à son rassemblement annuel du Bourget, ils ne s’inscrivent pas dans une affiliation exclusive à ce mouvement.
Après des décennies d’invisibilité, cet islam de France, absent de la représentation institutionnelle, se pratique au grand jour. La majorité des fidèles s’efforcent de respecter le cadre laïc et adaptent leurs pratiques ; une minorité, par provocation, visées politiques ou méconnaissance du contexte français, teste ponctuellement les valeurs républicaines. Par tâtonnements, ajustements, dialogue, formation, et, si besoin est, recours à la justice, les musulmans, comme les autres croyants, devraient toutefois pouvoir s’inscrire dans le cadre légal de la laïcité, sans injonction ou immixtion du pouvoir. Ainsi que le prévoit le régime de séparation des Eglises et de l’Etat.
Stéphanie Le Bars