Gabriel Nissim, administrateur de CDM, a relevé dans la revue en ligne Tenoua ce texte important de Delphine Horvilleur à propos de Gaza. Il a été publié le 8 mai 2025.
Tenoua met en exergue de son site : Courage, pensons. Voici un extrait de son manifeste :
“Quand la pensée juive éclaire le débat public.
Et si, enfin, le dialogue remplaçait l’invective, ouvrait d’autres voies que celles des radicalités? Tenoua milite pour une pensée créatrice, de la nuance et du questionnement, une pensée qui tente de comprendre ce qui traverse notre société, d’en dénouer la complexité et les désaccords avec sensibilité et exigence.”
Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire
par Delphine Horvilleur
Sur les murs de ma synagogue sont gravés quelques mots, tirés d’un des versets les plus célèbres (et les moins bien compris) de la Bible : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”.
L’adage, à la manière d’une “tarte à la crème”, énonce la bonne conscience des religions monothéistes : on s’en gargarise comme pour se convaincre qu’au fond, on ne se veut que du bien. C’est charmant mais on sait que ces mots n’ont jamais empêché qui que ce soit de recourir à la violence, à l’intolérance ou au prosélytisme. L’autre a certes tout notre amour, dès qu’il est notre “prochain” mais, à l’instant où il se fait un peu “lointain”, de nos croyances ou nos convictions, mérite‐t‐il encore notre attention ?
Le phénomène n’est pas propre aux religions. Tendez l’oreille vers tant de discours actuels, polarisés à l’extrême. La méfiance est radicale vis à vis du “salaud” d’en face. Et c’est particulièrement vrai quand il s’agit de débattre du Proche‐Orient.
Très vite, chacun défend son “prochain” (et uniquement lui !), et la parole se censure… On se tait pour éviter de fournir la moindre munition au “camp” d’en face. Toute autocritique menace l’union sacrée, se fait traîtrise ou, pire, carburant pour un ennemi qui cherche à nous détruire. Alors Chut… taisons‐nous plutôt que de faire le jeu d’une quelconque récupération. Il en va de la sécurité de nos idées ou de nos enfants.
Moi‐même, j’ai ressenti souvent cette injonction au silence. J’ai parfois bâillonné ma parole, pour éviter qu’elle ne nourrisse les immondices de ceux qui me menacent, ceux qui diabolisent et déshumanisent un peuple, et s’imaginent aider ainsi un autre. J’ai censuré mes mots face à ceux qui trouvent des excuses à une déferlante antisémite “ici” au nom d’une justice absente “là‐bas”. J’ai entendu dans leur bouche les accords d’une haine ancestrale, la mélodie de ceux qui sont convaincus d’être du bon côté de l’Histoire.
Je me suis tue mais, aujourd’hui, il me semble urgent de reprendre la parole. Je veux parler, au nom de “l’amour du prochain” ou plutôt de ce que ce verset biblique (si mal traduit) en dit vraiment.
Il est écrit : “Si tu sais adresser des reproches à ton prochain” et alors : “tu aimeras ton prochain comme toi-même”. Cet amour n’a rien d’inconditionnel ou d’aveugle. Il implique au contraire, dans la Bible, d’ouvrir les yeux d’un proche sur ses fautes, et de tendre dans sa direction un miroir pour qu’il s’observe.
C’est donc précisément par amour d’Israël que je parle aujourd’hui. Par la force de ce qui me relie à ce pays qui m’est si proche, et où vivent tant de mes prochains. Par la douleur de le voir s’égarer dans une déroute politique et une faillite morale. Par la tragédie endurée par les Gazaouis, et le traumatisme de toute une région.
Comme beaucoup d’autres Juifs, je veux dire que mon amour de ce pays n’est pas celui d’une promesse messianique, d’un cadastre de propriétaire ou d’une sanctification de la terre. Il est un rêve de survie pour un peuple que personne n’a su ou voulu protéger et il est le refus absolu de l’annihilation d’un autre peuple pour le réaliser. Il est la conviction, déjà énoncée par ses fondateurs, que cet État doit être à la hauteur d’une histoire ancestrale et, selon les termes de sa déclaration d’Indépendance, “tendre la main” à tous les pays voisins et à leurs peuples.
Cet amour d’Israël consiste aujourd’hui à l’appeler à un sursaut de conscience…
Il consiste à soutenir ceux qui savent que la Démocratie est la seule fidélité au projet sioniste.
Soutenir ceux qui refusent toute politique suprémaciste et raciste qui trahit violemment notre Histoire.
Soutenir ceux qui ouvrent leurs yeux et leurs cœurs à la souffrance terrible des enfants de Gaza.
Soutenir ceux qui savent que seuls le retour des otages et la fin des combats sauveront l’âme de cette nation.
Soutenir ceux qui savent que, sans avenir pour le peuple palestinien, il n’y en a aucun pour le peuple israélien.
Soutenir ceux qui savent qu’on n’apaise aucune douleur, et qu’on ne venge aucun mort, en affamant des innocents ou en condamnant des enfants.
C’est seulement par ce soutien que s’énonce un véritable amour du prochain. Pas comme une promesse niaise et inconditionnelle, mais comme une exigence morale qui doit préserver l’humanité de chacun d’entre nous, et permettre au “prochain humain”, c’est-à-dire une génération à naître, de connaître autre chose que la haine.
https://tenoua.org/2025/05/08/gaza-israel-aimer-vraiment-son-prochain-ne-plus-se-taire/
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Cette déclaration de haute portée a été largement reproduite dans les médias. Elle occupe une page du quotidien La Croix du 12 mai 2025, https://www.la-croix.com/a-vif/l-appel-de-delphine-horvilleur-gazaisrael-aimer-vraiment-son-prochain-ne-plus-se-taire-20250512
Toujours sur le site de Tenoua, Delphine Horvilleur fait état des réactions violentes que sa déclaration a provoquées de la part de diverses voix juives. La conclusion en est hautement significative :
“Je sais qu’il y a beaucoup de Juifs en désaccord absolu avec moi, qui considèrent que je m’égare et me trompe, que je suis naïve ou à côté de la plaque, et je respecte ce point de vue. Non seulement je le respecte, mais je considère qu’il est la force de notre peuple. Il n’existe aucun pape juif, aucune personne qui puisse parler au nom de l’institution ou du groupe, d’une voix unique. Notre force est là : être capable d’avoir un débat, sans unanimité, sans consensus absolu… et sans sinat hinam, cette haine gratuite qui nous assassine – tout comme la médisance le fait parfois.
J’invite donc tous mes “frères et sœurs” qui ont passé un temps considérable à écrire autant d’horreurs sur mon compte ces derniers jours, à investir cette énergie dans les combats bien plus critiques, bien plus juifs et bien plus humanistes.”